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couché sur le plus beau lit, et dormait là voluptueusement Charlotte vit la figure d’Emilie qui pâlissait et sa bouche qui se contractait, mais elle n’osa pas intervenir ; personne n’osait le faire, lorsque les yeux d’Emilie, brillans de colère, éclairaient son pâle visage, et que ses lèvres prenaient la rigidité de la pierre. Elle monta, et Tabby et Charlotte se tinrent en bas dans un corridor obscur plein déjà des ombres de la nuit qui s’approchait. Quelque temps après, Emilie descendit, traînant après elle le récalcitrant Keeper, les jambes de derrière étendues dans une vigoureuse attitude de résistance, et poussant de sourds et sauvages grondemens sous la main qui le tenait. Charlotte et Tabby auraient bien voulu parler, mais elles ne l’osèrent pas, dans la crainte de partager l’attention d’Emilie, et de l’obliger à détourner un instant les yeux de la bête furieuse. Arrivé au bas de l’escalier, dans un coin obscur, elle le lâcha ; il n’y avait pas à perdre de temps pour chercher une verge ou un bâton. Déjà l’animal s’apprêtait à s’élancer sur elle ; mais, avant qu’il n’eût le temps de s’élancer, le poing fermé, elle lui asséna un coup vigoureux sur les yeux, et continua ainsi, jusqu’au moment où la brute, étourdie, à moitié aveugle, les yeux gonflés, au lieu de se révolter, vint faire panser ses blessures et frotter sa tête par Emilie elle-même. Dès ce jour, il fut corrigé et ne garda pas rancune à Emilie. »


Cette étrange personne, devant laquelle son énergique sœur tremblait elle-même, est morte prématurément. Son talent naturel n’a pas eu le temps de se développer ; mais il était plus grand peut-être que celui de Charlotte. Il était en tout cas plus primesautier, plus naïf. Emilie avait le don que les Anglais qualifient de génial. Dans l’ensemble des poèmes publiés en commun par les trois sœurs, les plus remarquables sont ceux d’Ellis Bell (Ellis était le pseudonyme d’Emilie), tous ont beaucoup d’élévation ; ceux d’Emilie ont seuls de l’accent. Elle n’avait pas acquis la précision et le talent plastique qui distinguent sa sœur ; mais son livre, Wuthering Heights, est plein d’esprit poétique. Le succès de Charlotte a nui aux premiers essais de ses sœurs, qui n’ont pas été remarqués autant qu’ils le méritaient ; mais, en prenant les poèmes et les romans d’Emilie à simple titre de promesses, on peut affirmer qu’elle était mieux douée que ses sœurs. Elle avait, en tout cas, une nature plus riche, plus libre, et s’était laissée comprimer beaucoup moins par les circonstances. Elle est inférieure à ses sœurs sous un rapport cependant : plus passionnée, elle obéissait moins que Charlotte à son devoir, et l’on peut découvrir en elle une pointe d’égoïsme. Tandis que ses sœurs consentaient, le cœur brisé, à s’éloigner de la demeure paternelle, à se faire institutrices ou gouvernantes, Emilie n’eut jamais le courage de rester longtemps loin de ses bruyères. Cet égoïsme n’est chez elle qu’à l’état de nuance, mais il y existe, comme chez tous les êtres trop passionnés.

Le caractère de Patrick Branwell a de grands traits de ressemblance