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Elle éveilla tour à tour ces deux sentimens. En 1839, elle reçut une proposition de mariage d’un clergyman qui semble avoir été un homme austère, et dont elle avait conquis l’estime. Charlotte refusa à peu près pour les mêmes raisons que Jane Eyre, lorsqu’elle repousse les propositions de Saint-John Rivers. Elle vit que ce qui l’attirait à elle, ce n’était pas sa nature passionnée, qu’il ne connaissait pas et qu’il ne pourrait aimer, mais la nature contrainte qu’elle s’était faite. Son langage en cette occasion est d’un bon sens très original.


« J’avais un tendre penchant pour lui, parce qu’il est de dispositions aimables et bienveillantes. Cependant je n’avais pas et je ne pouvais avoir cette intensité d’attachement qui m’aurait portée à mourir pour lui avec joie, et si jamais je me marie, c’est à travers cette lumière d’adoration que je veux pouvoir contempler mon mari. En outre, je suis persuadée qu’il n’a pas conscience de ma vraie nature. Oui, cela le ferait tressaillir de surprise de me voir dans mon caractère naturel ; il me considérerait comme une bizarre et romanesque enthousiaste. Je ne pourrais pas rester tout le jour à garder gravement mon sérieux devant mon mari. Je voudrais rire, plaisanter et dire tout ce qui me passerait par la tête ; mais s’il était un homme intelligent, et qu’il m’aimât, le monde entier mis dans une balance contre le plus petit de ses désirs, serait léger comme l’air. »


Ici la nature véritable de Charlotte se révèle par cette note passionnée, tout à fait en harmonie avec les tourmens dont elle nous a entretenus plus haut. Quelque temps après cette aventure, elle piqua la curiosité d’un jeune clergyman irlandais, et il y eut un commencement de flirtation bien vite réprimé par la grave Charlotte. Laissons la raconter elle-même cette scène ; son caractère s’y montre avec toute sa sévérité et le peu qu’il eut jamais de gaieté et d’enjouement.


« Ce dernier gentleman, M. B…, est un jeune clergyman irlandais fraîchement sorti de l’université de Dublin. C’était la première fois que nous le voyions, mais avec la nature de ses compatriotes il fut bientôt comme chez lui. Son caractère se révéla vite dans la conversation, spirituel, vif, ardent, intelligent, mais dépourvu de la dignité et de la discrétion anglaises. À la maison, comme vous savez, je parle aisément ; je ne suis plus timide, je ne suis pas opprimée par cette misérable mauvaise honte qui me tourmente et me contraint partout ailleurs. Je causai donc avec l’Irlandais, qui me fit rire par ses bons mots, et quoique je visse très bien les défauts de son caractère, je les excusais à cause de l’amusement que me procurait son originalité. Je me refroidis un peu toutefois vers la fin de la soirée, parce qu’il jugea bon d’assaisonner sa conversation de certaines flatteries irlandaises qui ne me plaisaient pas du tout. Toutefois ils partirent, et il ne fut plus question d’eux. Quelques jours après, je reçus une lettre dont l’adresse me troubla, n’étant