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« Nous avons eu une terrible nuit, le vieux père et moi, disait-il. Pauvre père, il fait de son mieux ; mais tout est fini pour moi, tout est fini. C’est sa faute à elle, sa faute. » Le bonheur n’avait jamais visité Haworth, mais cette fois le malheur y était entré, et pour toujours.

Mme Gaskell a raconté cet épisode dans ses plus grands détails, avec un acharnement et une âpreté morale extraordinaires. Rien n’est amer et violent comme les pages vengeresses qu’elle a dirigées contre la complice de Branwell. « Cette histoire doit être racontée. Je l’aurais passée sous silence si j’avais pu ; mais outre qu’elle est parfaitement connue de bien des personnes vivantes, et qu’elle est pour ainsi dire tombée dans le domaine public, il est possible que la révélation des longues tortures, des habitudes dégradantes, de la mort prématurée de son complice, de la longue et poignante douleur de la famille, éveillent quelques sentimens de repentir dans l’âme de la misérable femme qui non-seulement survit, mais est connue dans les joyeux cercles de Londres comme une vive, élégante, florissante veuve… Dans le cas présent, c’est l’homme qui fut la victime. Cette femme, — pensez un peu au nom pieux de son père, au sang de tant d’honorables familles mêlé au sien, à sa maison paternelle, sous le toit de laquelle ont vécu tant d’hommes regardés comme saints pour leurs bonnes actions, — cette femme, coquette encore à son âge, tenue à flot par sa grande fortune, fréquente aujourd’hui encore la meilleure société ! Je vois son nom dans les journaux de comtés parmi ceux des dames patronnesses des bals de Noël ; j’entends parler d’elle dans les salons de Londres » Maintenant lisons non-seulement les souffrances de son complice, mais celles qu’elle infligea à d’innocentes victimes dont les cercueils prématurés peuvent être déposés à sa porte. » Et ailleurs : « Branwell est mort, et son jugement n’est connu que de la divine indulgence. Lorsque je pense à lui, je change la prière que j’adresse au ciel : — Puisse-t-elle vivre et se repentir ! la bonté de Dieu est infinie. » Nous concevrions à peine ce ton amer en France en un pareil sujet ; mais tous les sentimens anglais, la fidélité, la loyauté, la foi au serment, la sincérité dans la passion, ont été outragés, et Mme Gaskell les venge avec la colère d’une walkyrie Scandinave.

Maintenant la fleur née dans la solitude, noyée de lourdes pluies, nourrie des maigres sucs d’une terre sauvage, battue des vents aigres et glacés, est arrivée à son épanouissement ; elle est mûre pour les baisers de la renommée et la faux de la mort.


EMILE MONTEGUT.