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d’une manière absolue l’union des arts et de l’industrie : le bon sens, l’évidence, seraient contre moi ; mais je crois vaines et chimériques les espérances de l’auteur.

L’avenir que rêve M. de Laborde ne me séduit pas, je l’avoue franchement : ce qu’il souhaite ne s’accomplira pas ; mais si, par malheur, ses vœux venaient à s’exaucer, les arts du dessin seraient placés dans une déplorable condition. Que les conseils de l’auteur soient suivis, et nous aurions des myriades d’amateurs qui feront de la sculpture, de la peinture, pour tromper leur ennui. Au lieu d’échanger des cartes de visite, on échangera des portraits. Avant d’aller au bois, les hommes qui ont trouvé la richesse dans leur berceau esquisseront d’un crayon rapide l’image de leurs amis de la veille. Au XVIIe siècle, et ce n’est pas moi qui évoque ce souvenir, c’est l’auteur lui-même, les femmes dont l’esprit avait quelque célébrité ne commençaient pas leur toilette avant d’avoir dessiné en quelques lignes deux ou trois portraits. Les plus habiles écrivaient une page ou deux. Dans la France régénérée par les conseils de M. de Laborde, initiée à l’intelligence, à l’expression de la beauté, la mine de plomb, le pastel, l’aquarelle feront ce que faisait la plume aux beaux temps de l’hôtel de Rambouillet. On sait ce que la littérature a gagné à cette innocente manie ; il est facile de prévoir ce que la peinture et la sculpture gagneraient à la manie nouvelle imaginée par M. de Laborde. Les peintres amateurs ne sont déjà que trop nombreux : les femmes qui possèdent un château manient l’ébauchoir par désœuvrement, et donnent à leur paroisse un bénitier signé de leur nom. Pour modeler les ailes d’un séraphin, elles salissent leurs doigts, habitués à tenir l’éventail ou à chatouiller le clavier d’un piano. La sculpture est-elle mieux portante depuis que les châtelaines tourmentent la terre glaise avec un morceau de buis ? Le mal n’est pas grand tant que leur talent se contente des succès de famille ; mais à force de s’entendre louer par leurs parens, par leurs amis, elles finissent par se persuader qu’elles sont appelées à la renommée. Comment résister à la tentation ? Elles se laissent arracher la figurine bienheureuse, le bénitier délicieux qu’elles ont achevés en se jouant, et le public est appelé à juger ces génies trop longtemps ignorés. Tantôt ils subissent la cruelle épreuve du silence, tantôt celle des louanges ironiques. Est-ce que la face des sculpteurs improvisés n’est pas encore assez nombreuse ? Faut-il donner plus de place au dessin dans l’éducation des jeunes filles, afin qu’elles puissent offrir à leur fiancé son image peinte en cachette ? Mon esprit sans doute n’a pas assez de délicatesse pour sentir le prix d’un tel cadeau, mais je ne veux pas mentir et m’attribuer une pensée qui n’est pas mienne.