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seulement de l’exécution, de la fonte, de la ciselure ; je parle aussi et surtout de la composition du modèle. Ces petites cathédrales portées à la ceinture n’étaient pas créées par un seul ébauchoir. Un sculpteur faisait le portail et les tours, un autre inventait les figures, un troisième les ornemens, et les pièces assemblées s’accordaient comme elles pouvaient. Le bijou d’art réalisait l’alliance de l’art et de l’industrie, et les femmes à la mode ne songeaient pas à se demander si leur châtelaine avait le sens commun. Il y a aujourd’hui dans l’industrie quelques hommes éclairés qui comprennent la nécessité d’avoir des modèles achevés par une seule main : c’est un progrès sans doute ; mais ils comprennent aussi la nécessité de multiplier les épreuves de ce modèle à des conditions qui ne soient pas trop onéreuses, et la ciselure ne respecte pas toujours la conception du sculpteur. L’industrie commande, et le public ne se plaint pas.

Cependant toutes les objections que j’ai présentées jusqu’ici sont dominées par la dernière qu’il me reste à exprimer. L’union des arts et de l’industrie, vînt-elle à se réaliser, demeurerait stérile. Tant qu’on n’aura pas introduit la sincérité dans le luxe, l’intervention des artistes éminens dans la fabrication des bijoux, des meubles, des étoffes, ne changera pas l’état des choses. Je ne sais pas si François Bacon avait raison d’affirmer que l’homme est naturellement porté au mensonge, et que, pour arriver à dire la vérité, il est obligé de combattre ses instincts. J’aime à croire pourtant que le chancelier calomniait l’espèce humaine. Ce que je sais, c’est que le mensonge prend aujourd’hui une prodigieuse importance dans les habitudes de notre société. On cite comme une singularité ceux qui consentent à ne pas déguiser la condition réelle où ils sont placés. L’usage est de sacrifier à peu près constamment l’être au paraître. Les gens pauvres tiennent à cacher leur pauvreté. Ceux qui pourraient vivre facilement sans connaître la gêne se refusent le nécessaire pour éblouir les yeux et se donner l’apparence de la richesse. Dans une société ainsi constituée, que signifierait l’union des arts et de l’industrie ? Tout le monde fait semblant d’être ce qu’il n’est pas, et l’industrie se modèle sur les mœurs. Pourquoi nous plaindrions-nous ? Ce qui se passe sous nos yeux est parfaitement logique. Pour des acheteurs qui ne tiennent pas à la réalité, qui se contentent de l’apparence, l’industrie aurait grand tort d’agir autrement qu’elle n’agit. Étoffes, meubles, bijoux, tout est destiné à satisfaire la vanité des chalands qui veulent se donner pour riches, et qui ont à peine de quoi suffire aux besoins de la vie quotidienne. Les anneaux qu’on appelle ciselés sont estampés ; mais on a pour dix écus ce qui coûterait quatre ou cinq louis. Au lieu de fleurs taillées dans un lingot, l’acheteur porte au doigt une lame d’or qui a pris l’empreinte d’