Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 10.djvu/243

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il y en a dans tous les camps, à droite et à gauche, chez les disciples attardés des mauvaises écoles du XVIIIe siècle comme dans cette fraction du clergé qui garde obstinément les principes de l’ancien lamennaisisme ; mais les railleries ou les déclamations de ces deux groupes d’écrivains ne sont guère redoutables. Ce qui fait de Kant le plus dangereux des sceptiques, c’est précisément son autorité philosophique et morale. Voilà un sage, un stoïcien, un homme qui honore la raison humaine, un penseur qui a revendiqué avec fierté les lois du libre examen, — et cet homme, après une enquête scrupuleuse sur la nature et les droits de la connaissance, est conduit à proclamer l’impuissance absolue de la raison. Quel étrange épisode dans l’histoire de la pensée, et quel argument il peut fournir aux adversaires de la philosophie ! Il importe donc, selon M. Maurial, « de prendre cette doctrine corps à corps, et de dissiper, par l’analyse et la discussion, les paralogismes, les faux systèmes, en un mot toutes les apparences qui font sa force. » Ne vous étonnez pas si la discussion est vive, pressante, et si le vigoureux lutteur songe plus à démasquer les erreurs de son adversaire qu’à reconnaître ses glorieux services. Il ne s’agit pas pour lui de mesurer le génie de Kant, il s’agit de mettre à néant les plus subtils argumens du scepticisme.

M. Maurial dénonce tout d’abord ce qu’il croit être le vice fondamental du système ; Kant est un sensualiste, un continuateur de Hume, et le scepticisme n’est pas chez lui une concession, comme dit M. de Rémusat, une conséquence involontaire, comme l’ont dit d’autres juges ; c’est une conséquence prévue. Kant n’a pas rencontré le scepticisme ; il marchait à ce but, et il a su l’atteindre. On trouvera sans doute que M. Maurial exagère ici le sensualisme de Kant, afin de combattre plus aisément son scepticisme. On pourra lui reprocher aussi des contradictions, car, après avoir rattaché toutes les négations du subtil penseur à ce sensualisme dont il exagère manifestement la portée, il reconnaît ailleurs que Kant a été entraîné au scepticisme par le désir de ruiner à la fois et le dogmatisme des intolérans et le matérialisme des écoles grossières. Il faut citer ce portrait de Kant : « Esprit sincère et profondément honnête, aimant le vrai et le bien, ayant également à cœur les intérêts de la morale et ceux de la science, les droits de la pensée et les devoirs que la conscience impose à la volonté, c’est pour sauver les deux objets de son double culte qu’il se jette aux derniers excès du scepticisme ou du nihilisme. La philosophie de son siècle se servait du scepticisme pour saper les fondemens des croyances traditionnelles, en attendant le jour où, par un retour facile à prévoir, les défenseurs de ces croyances devaient s’en faire une arme contre la philosophie et la science. Que fait ce grand et malheureux esprit ? Redoutant pour la cause de la science les envahissemens de la métaphysique orthodoxe, et pour l’autorité de la morale les atteintes de la métaphysique matérialiste, il se réjouit de couper court aux attaques de l’une et de l’autre en détruisant les principes de toute métaphysique, oubliant que ces principes sont les mêmes que ceux sur lesquels reposent les grands intérêts qu’il voudrait sauver. » Tout cela est d’une parfaite justesse. Or, si Kant a été entraîné au scepticisme par des motifs si généreux, pourquoi imputer ses égaremens à certaines opinions sur le rôle de la sensibilité, opinions qui se trouvent, il est vrai, à l’origine de son système, mais qui ne sont