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Il tempêtait et s’emportait, redoublant ainsi l’hilarité des passagers désœuvrés. À la fin, le roulis qu’il ressentait très fortement à cette hauteur commença à lui tourner la tête : il capitula, et le matelot consentit à lui rendre le libre exercice de ses jambes. Dès qu’il toucha le pont, sa tête et son cœur se raffermirent, mais il se trouva en face de visages narquois, qui riaient de sa mésaventure.

— Le grand mât d’un navire, disait un émigrant, est comme le clocher d’une cathédrale : on ne peut y monter sans payer à boire au sacristain.

— Le petit Max n’a pas été si sot que de grimper après toi, ajouta un second passager ; il s’est défié de l’affaire.

— Après tout, reprit un troisième, c’est peut-être bien lui qui t’a joué ce tour-là ; il est malin !…

Cette dernière parole alla droit au cœur de Ludolph ; il chercha du regard celui sur qui se concentrait déjà toute sa mauvaise humeur, et il l’aperçut à l’arrière du navire, assis auprès du capitaine et examinant à travers une longue-vue le bâtiment qu’il avait signalé lui-même du haut des mâts. Décidé à lui chercher querelle, Ludolph s’avançait résolument vers Max ; le capitaine l’arrêta d’un seul mot :

— Restez à l’avant, lui dit-il d’une voix ferme ; c’est votre place.

Repoussé en avant du grand mât, Ludolph se retira confus et offensé. Il en voulait à Max d’avoir éloigné de lui Walther et sa fille en les établissant dans les cabines de l’arrière ; il lui en voulait aussi de ce qu’il occupait à bord une place à part, allant et venant partout, comme s’il eût été dans sa propre demeure. Ce qui le déroutait surtout, c’était de ne pas savoir pourquoi Max était venu prendre passage sur la Cérès, où personne ne s’attendait à le voir paraître. Les conversations de Max avec Gretchen, qu’il ne pouvait entendre et auxquelles il assistait à distance, l’inquiétaient et lui causaient du dépit. Il pensait bien que la jeune fille s’initiait à un ordre d’idées que les rudes travaux de son enfance ne lui avaient pas permis d’aborder. S’il eût cédé à son premier mouvement d’irritation, Ludolph eût cherché querelle à Max : une secrète jalousie, jointe au sentiment de sa force, le portait à la vengeance ; puis il écartait ces amères pensées et se laissait aller au chagrin. — Me venger ! disait-il, et de quoi ? De ce que je ne fais que des maladresses depuis que je suis à bord de ce navire, de ce que j’ai prêté à rire à tout le monde ici !… Il sait se conduire, lui, il sait parler et se faire écouter ; moi, je ne sais qu’agir, travailler. C’est l’ennui, c’est l’inaction qui me tourmentent et m’agacent ; lui, il ne connaît point cette souffrance d’un repos forcé, il rêve, il pense, il fait des phrases et s’amuse à les débiter…

Ces réflexions désarmaient la colère de Ludolph, mais sans lui rendre la joie de l’esprit ni la paix du cœur. Un soir, Gretchen était