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« Pour toute réponse, Kendel s’évanouit. Elle l’avait oubliée.

— Si votre enfant vit encore, c’est à moi que vous en êtes redevable, dit mon grand-père.

« Et il raconta ce qui venait de se passer derrière le mur blanc, sur le petit pré. »

— Voilà ce qui s’appelle une histoire, Samuel ! dit le père Salomon.

« Attendez donc la fin, répondit l’intarissable conteur. Ah ! vous croyez que c’est fini ? Mon grand-père n’en fut pas quitte à si bon compte, pour s’être mis en route un samedi soir. Il fut, comme bien vous pensez, fêté et choyé par ces braves gens dont il venait de sauver l’enfant. On voulait qu’il restât jusqu’au lendemain. Sur son refus, on voulait au moins lui faire boire un coup et manger un morceau ; mais mon grand-père n’était pas plus gourmand qu’il n’était poltron. Il se mit de nouveau en route une demi-heure à peine après son arrivée. Bien que l’heure fût assez avancée pour qu’il n’y eût plus à craindre de rencontre fâcheuse[1], mon grand-père, en apercevant de nouveau le mur blanc, se sentit assez peu rassuré. En traversant le petit pré, il ne vit que quelques mèches de cheveux et des coquilles d’oeufs broyées sur la neige. Il tournait déjà l’angle du mur, lorsque quelque chose de velu s’embarrassa dans ses jambes et se frotta contre lui. C’était un gros chat noir qui roulait et déroulait sa queue en poussant des miaulemens plaintifs et supplians. — Serait-ce quelqu’un de ces animaux de tout à l’heure ? pensa mon grand-père, et il porta la main à sa poche pour en tirer ses tephiline. Malheur ! il les avait laissés sur la table en déposant son manteau chez Isaac. Le gros chat se dressa devant lui, poussa de nouveau ses miaulemens plaintifs, et avança une de ses pattes, avec laquelle il semblait désigner un arbre voisin où flottaient quelques vêtemens. Mon grand-père comprit. — C’en est une de la bande de tout à l’heure, se dit-il ; la mémoire lui aura fait défaut ; elle ne se souvient sans doute plus de ses sckemes[2], et elle ne sait plus comment se transformer et comment avoir ses jupes. Ce n’est pas moi qui les lui rendrai. — Puis, d’une voix forte : Est-ce sûr ou mal sûr[3] ? Le chat miaula ; alors mon grand-père brandit son bâton, ramena son bras en arrière, et asséna à ce chat un coup si vigoureux,

  1. L’heure critique est celle qui précède minuit.
  2. Nombres cabalistiques à l’aide desquels les sorciers et sorcières opèrent leurs merveilles.
  3. Geheuer oder Ungeheuer en allemand. Quiconque fait une rencontre équivoque dans la nuit doit, avant d’agir, prononcer cette formule.