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toutes les Russies. Tous étaient des israélites indigens ; tous, Alsaciens, Allemands, Polonais, vivaient de la charité de leurs frères, chez qui, par un rare esprit de solidarité, ils étaient sûrs de trouver chaque vendredi soir bonne table et bon gîte en échange d’une espèce de billet de logement. Ce billet est délivré aux israélites indigens dès leur entrée dans chaque bourg habité par des coreligionnaires. Il n’est pas de chef de famille, quelque modeste que soit sa fortune, qui le jour du repos, son tour arrivé, ne se fasse un plaisir et un devoir de faire asseoir à ses côtés et, comme on dit là-bas, sous sa lampe, un de ses frères déshérités, et de lui faire oublier les tribulations de la vie errante par l’hospitalité la plus cordiale et la plus familière. Aujourd’hui toute cette population flottante était réunie sur un seul point, attirée, comme de juste, par la noce. Ils venaient, selon l’antique usage, toucher leur obole de la dîme, généreuse coutume qui s’est maintenue parmi nous à travers les siècles, et qu’observent surtout les juifs de la campagne. Là, le plus humble des israélites ne recevrait-il en dot que cinq fois la somme de cent francs, soyez certain que le dixième de ce modeste patrimoine passera entre les mains des frères nécessiteux.

Comme je considérais la pieuse distribution, je vis passer, fendant la presse avec gravité, une dizaine de matrones se dirigeant vers l’intérieur de la maison. Leur costume quelque peu suranné me fit présumer que j’avais devant moi les doyennes du lieu. Elles étaient sans doute fort au courant des us et coutumes du pays les jours de solennité comme celui-ci ! J’avais comme le pressentiment qu’elles allaient procéder à quelque antique cérémonie qui n’admettait pas la présence d’un homme. Je me glissai sur leurs pas dans une petite pièce attenante à la salle basse ; puis je me blottis furtivement derrière la porte, en me masquant de mon mieux à l’aide d’un vieux paravent troué placé par hasard à ma portée. Grâce à ce rempart transparent, je pus tout voir sans être vu. Au milieu de la chambre était assise la fiancée, émue et pâle. Ses beaux cheveux noirs de jeune fille retombaient en boucles sur ses épaules, mais pour la dernière fois, hélas ! Près d’elle et autour d’elle chuchotaient un grand nombre de femmes. À l’entrée des matrones, tout le monde se leva. Les matrones traversèrent la pièce avec autorité, s’approchèrent de la jeune fille et distribuèrent des paires de ciseaux. Aussitôt l’assemblée féminine, avec toute la ferveur que l’on met à accomplir un acte religieux, d’entourer la pauvre fiancée, qui se laissa faire avec une pieuse résignation, de s’emparer à qui mieux mieux de ses cheveux, de les faire tomber en partie sous le fer, de séparer en tresses ceux qui restaient, et de les refouler sans grâce ni merci sous un petit bonnet de satin noir qui devait les cacher à tout jamais.