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aperçues au milieu des courses guerrières, les aspects de la mer et du ciel, les cactus, les aloës, les palmiers, tout cela est décrit au passage avec une richesse de tons qui rappelle Decamps ou Marilhat. Il a écrit sur Alger une page qui peint admirablement ce splendide bazar, ce merveilleux mélange de costumes, ce mouvement, cette vie bizarre, ces petites rues,… sont-ce des rues ? ces corridors sombres et tortueux, tout ce merveilleux fouillis qui nous montre, à quelques heures de Marseille, ce que Henri Heine appelle gaiement le bric-à-brac romantique du moyen-âge. Quand je vis Alger pour la première fois, je me crus transporté dans le monde même du romancier. À Blidah, à Médéah, sur les pentes du petit Atlas, au bord de ce torrent de la Chiffa où nos soldats ont tracé une route héroïque, partout je retrouvais les lieux et les personnages qu’il a décrits. Si M. de Molènes écrivait plus souvent des pages telles que ses Voyages et pensées militaires, le Jurjura pourrait lui appartenir un jour, comme le Caucase appartient à Michel Lermontof.

Pourquoi l’auteur de ces pages si vivantes, au lieu de peindre toujours le même officier obsédé de tentations mondaines, n’a-t-il pas étudié plus profondément cette France d’Afrique, dont il n’a guère décrit que les aspects extérieurs ? L’Algérie est une mine précieuse pour un homme qui l’a si bien pratiquée en poète et en soldat. C’est l’action qu’il faut peindre et tous les bienfaits de l’action ; c’est la lutte, le sacrifice, l’héroïsme caché, qu’il faut opposer à l’effémination de la société civile, à l’amoindrissement des caractères. Je ne rappellerai pas à M. de Molènes les intéressantes études que M. de Vigny a intitulées Servitude et Grandeur militaires ; sans sortir du cadre qu’il aime, il peut trouver des histoires, je ne dis pas plus dramatiques, mais plus conformes au tour de son esprit, plus appropriées aux instincts nouveaux de la société actuelle. M. Prosper Mérimée ici même, dans sa jolie comédie Don Quichotte ou les Deux Héritages, a spirituellement confronté deux générations très différentes, d’un côté un hardi don Quichotte, un colonel de zouaves vieilli au milieu de la guerre, c’est-à-dire toujours jeune de cœur et d’imagination ; de l’autre, son neveu, un jeune homme, un Parisien énervé par le luxe et par l’amour du gain, un triste vieillard de vingt-cinq ans. C’était là un sujet qui revenait de droit à M. de Molènes ; pourquoi se l’est-il laissé prendre ? Je désirerais au moins que ce fût là pour lui une indication féconde. M. de Molènes, chaque fois que l’occasion se présente, parle de la vie militaire en termes enthousiastes qui rappellent les meilleures pages du prince de Ligne ; malheureusement l’auteur tourne trop souvent court et s’arrête au seuil de son sujet. Cette vie militaire, qui lui a inspiré d’émouvantes peintures, semble n’être qu’un accessoire dans ses récits ; il a fait