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Obéissant à la voix du capitaine, Ludolph quitta ses outils de travail, rabattit ses manches, et fit un pas vers le bastingage. Le père de Gretchen leva les mains au ciel dans un accès de désespoir, et Ludolph s’arrêta ; il avait compris ce muet langage et cet appel suprême.

— Merci, capitaine ; je reste, dit tranquillement Ludolph : la corde est lâchée, la chaloupe s’éloigne… Max est parti…

— Parti !… Max est parti ! s’écria Gretchen. Qui a dit cela ?…

Se levant avec impétuosité, elle courut en avant, et vit la chaloupe chargée de passagers qui voguait à force de rames. À l’arrière, près de l’officier, se tenait Max, qui tournait le dos au navire. Gretchen poussa un cri, lança dans l’abîme le petit bouquet de pensées conservé par elle comme un talisman, puis retomba sur le pont sans connaissance.

Au bout d’une heure, les deux canots et la chaloupe se montraient au loin, comme des points noirs, sur le sommet d’une lame. S’embarquer sur le radeau était l’unique moyen de salut qui s’offrait à l’équipage épuisé de fatigue ; on se hâta de le garnir d’un mât et d’une voile. Les matelots, impatients de quitter, eux aussi, le navire près de sombrer, demandaient à descendre au plus vite sur ces planches qu’un coup de vent pouvait disperser au milieu des flots. Ludolph attachait à son travail un amour-propre d’artiste ; il voulait faire du radeau une œuvre achevée.

— Travaillons encore jusqu’à demain, disait-il, et je vous livrerai un radeau qui ne chavirera pas à la première vague, qui ne roulera pas au hasard, semant à travers les flots ceux qu’il porte !

L’équipage suivit ce conseil. Le lendemain matin, au moment où le soleil se levait radieux sur une mer moins agitée, Ludolph déclara qu’il avait parachevé son œuvre. C’était à lui d’y prendre la première place. Il fit une tentative suprême pour décider Gretchen à s’y réfugier.

— Je vous en conjure, dit-il en s’agenouillant devant elle, abandonnez ce navire qui n’a peut-être pas vingt-quatre heures à flotter au-dessus de l’abîme !…

Gretchen ne l’entendait pas : elle avait à peine repris ses sens, et ses yeux troublés ne distinguaient plus rien. Sa raison égarée ne lui permettait même pas de comprendre qu’elle condamnait son père à une mort inévitable. L’équipage s’embarquait cependant, et bientôt sur l’épave il ne resta plus que le capitaine, obstiné à ne pas quitter le navire confié à son commandement, Walther, résigné à mourir avec sa fille, et Ludolph, dont l’imminence du péril élevait l’âme jusqu’à la hauteur de l’abnégation et du dévouement. La Cérès, rasée comme un ponton, ne dressait plus au-dessus des vagues