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obstinément, jusqu’à la dernière agonie, les visites des médecins. « Aucun médecin empoisonneur n’approchera de moi ! » Les derniers jours de sa vie furent marqués par deux incidens qui peignent vivement la délicate bonté de Charlotte et la force d’âme d’Emilie. Charlotte parcourut toutes les bruyères, alors flétries, pour chercher quelques-unes de ces fleurs sauvages qui avaient été si chères à sa sœur. Cette dernière les regarda avec une indifférence qui indiquait mieux qu’aucun symptôme l’approche de la mort ; mais si l’âme, avait oublié ses anciennes joies et les objets qui les avaient causées, elle n’avait rien perdu de son énergie. Le matin du jour où elle devait mourir, Emilie se leva, s’habilla elle-même, prit un ouvrage de couture et s’appliqua à travailler en présence des deux servantes et des deux sœurs, qui restèrent muettes en face d’elle, sans oser faire de remontrances. Dans l’après-midi, elle était morte. On peut dire qu’Emilie, comme Branwell, mourut debout.

Charlotte annonça à une de ses amies la mort d’Emilie dans une lettre datée du 21 décembre 1848. « Emilie ne souffrira plus dans ce monde : elle est morte après une courte et terrible agonie. Elle est morte mardi. Le jour où je vous ai écrit, j’avais l’espoir que nous pourrions la conserver encore plusieurs semaines ; quelques heures après, elle était entrée dans l’éternité…… Maintenant nous sommes calmes. Pourquoi ne le serions-nous pas ?… Nous sentons qu’elle goûte enfin le repos. Il n’est plus nécessaire de craindre pour elle le froid et le vent : Emilie ne les sent plus… Je tourne à présent mes yeux du côté d’Anne, et je voudrais la voir forte et bien portante : elle n’est ni l’un ni l’autre. » Le 10 janvier 1849, elle écrit : « Anne a eu hier une nuit passable, quoiqu’elle n’ait pas dormi beaucoup… J’essaie d’espérer ; mais le ciel est plein de nuages, de tempêtes et de vents. » Le tour d’Anne était venu. Le mal trouva en elle une victime résignée et patiente : il n’eut donc pas besoin d’abréger la lutte et d’emporter le triomphe d’assaut, comme avec Branwell et Emilie. Sûr de sa proie, il s’installa en elle et la dévora lentement et tout à son aise. La consomption dura longtemps. Une longue série de jours tristes et gris commença alors pour Charlotte. « Les jours passent en procession lente et sombre ; les nuits sont la pierre de touche de mon courage ; des réveils subits me tirent d’un sommeil agité. La certitude, sans cesse ravivée, que l’une est dans le tombeau, que l’autre est couchée dans son lit de malade, tout cela m’accable… Toutefois ce n’est pas le moment de regretter, de craindre ou de pleurer. » Les mois s’écoulent, et la même note monotone et sinistre revient toujours. Charlotte s’affaisse elle-même sous le poids de cette angoisse, lentement accrue avec chaque jour qui s’écoule. « La pensée de ce qui peut arriver devient plus familière à mon esprit, mais cette pensée est une hôtesse triste et terrible…