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mettaient à le lui cacher ce matin-là. Elle leur dit alors qu’elle croyait comprendre pourquoi on essayait de lui cacher le journal. Mistress Smith reconnut immédiatement que ses conjectures étaient fondées, et dit qu’elle avait désiré que la lecture de cet article fût différée jusqu’à la fin de cette journée, consacrée d’avance au plaisir. Elle persista tranquillement à demander qu’on lui laissât voir le journal. Mistress Smith prit son ouvrage, et fit tous ses efforts pour ne pas observer sa contenance, que l’autre, de son côté, essayait de cacher entre les larges feuilles du journal ; mais elle ne put s’empêcher d’apercevoir les grosses larmes qui coulaient le long de la face et tombaient sur le sein. La première remarque que fit miss Brontë fut d’exprimer la crainte qu’une critique si sévère n’arrêtât la vente du livre et ne fît tort à ses éditeurs. Dans l’après-midi, M. Thackeray vint en visite. — Elle soupçonna, dit-elle, qu’il était venu pour voir comment elle supportait l’attaque dirigée contre Shirley, mais elle avait repris son équilibre : elle conversa tranquillement avec lui ; ce n’est que par sa réponse à la demande directe qu’il lui adressa qu’il apprit qu’elle avait lu l’article du Times. »


Ses amis, même les mieux intentionnés, n’étaient pas toujours à l’abri de cette susceptibilité nerveuse exagérée. Le plus maltraité de tous fut M. Lewes, dont on s’accorde à reconnaître cependant la bienveillance et l’impartialité. Personne n’était mieux disposé en faveur de miss Brontë que M. Lewes. Lorsque Jane Eyre parut, il voulut rendre compte de ce livre dans le Fraser’s Magazine, et écrivit en même temps à M. Currer Bell pour lui exprimer toute l’admiration qu’il lui avait inspirée. À ces hommages se mêlaient sans doute certains conseils sur la direction que l’auteur devrait à l’avenir donner à son talent. Peut-être quelques-uns de ces conseils (M. Lewes était alors un inconnu pour miss Brontë) déplurent-ils à Charlotte. Elle répondit avec une politesse acerbe et en se défendant vaillamment. M. Lewes lui avait annoncé qu’il serait sévère. « Eh bien ! j’essaierai de faire mon profit de cette sévérité, » répond miss Brontë ; puis elle ajoute avec une certaine amertume craintive qui trahit, sinon la frayeur, au moins le mécontentement : « Et si quelque passage de votre critique me pique trop au vif, me cause une peine véritable, je le rejetterai pour le moment jusqu’au temps où je me sentirai assez forte pour recevoir votre censure sans souffrance. » Cette fois cependant mis Brontë en fut quitte pour la peur. À l’apparition de Shirley, nouvelle correspondance. M. Lewes annonce l’intention de se charger de l’article pour la Revue d’Edimbourg. Miss Brontë répond en lui traçant le plan de son prochain article : elle désire qu’on ne la croie pas une femme ; elle ne veut pas qu’on tienne compte de son sexe ; elle veut être traitée comme un écrivain. Quelque temps après, l’article paraît, et avec ce titre : Littérature féminine, égalité intellectuelle des sexes. Miss Brontë saisit immédiatement sa plume, et écrit ce billet concis et énergique :