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êtes ici sur un terrain glissant ; vous touchez à une grande question morale ; si vous paraissez enclin à la résoudre dans un certain sens, vous deviendrez à votre tour bien suspect aux personnes pieusement charitables. Dans un discours de l’un des plus habiles adversaires du projet de loi belge, de M. Frère-Orban, je trouve cette phrase : « C’est au nom de la liberté que vous voulez que les mourans puissent imposer leur volonté à la société ! » Pourquoi pas ? Que veut dire cette exclamation de surprise ? Est-ce que la volonté des mourans doit être moins libre, est moins respectable que celle des vivans ? Il y a eu, je le sais, une école philosophique et politique qui a cru, qui a dit que les mourans ne pouvaient point avoir de volonté, et que leur volonté, s’ils en témoignaient une, n’obligeait pas leurs successeurs. Selon cette doctrine, les générations qui se suivent sont parfaitement indépendantes les unes des autres, et ne sauraient se lier mutuellement ; la société recommence avec chacune d’elles, et chaque homme meurt tout entier, moralement aussi bien que matériellement, aussi annulé par la mort que s’il n’eût jamais vécu, et n’ayant rien à prescrire à ceux qui, après lui, sillonnent en passant, comme lui, la surface de la terre. Et des hommes d’un esprit rare et d’un cœur généreux, Jefferson par exemple, ont tenté de soutenir cette doctrine, quoiqu’ils n’en aient certes pas avoué, ni probablement entrevu toutes les conséquences : tant un faux principe est contagieux et porte loin ses ravages dans les esprits où il a pénétré ! A coup sûr, les hommes éclairés, les libéraux sincères qui viennent de combattre le projet de loi du cabinet belge sur les établissemens de charité, sont bien éloignés du radicalisme matérialiste dont je rappelle les folles rêveries, et ils le combattraient de toute leur force, s’ils le rencontraient face à face ; mais, qu’ils me permettent de le leur dire, il faut pressentir de loin l’ennemi, et ne pas souffrir ses moindres approches. Or la liberté politique n’a point de plus grand ennemi que le matérialisme, car c’est sur le respect des âmes qu’elle se fonde, des âmes libres et immortelles. Que ce respect soit toujours présent à la pensée des amis de la liberté ; qu’ils le témoignent aux mourans comme aux vivans, et pour les actes qui se prolongent dans l’avenir comme pour ceux qui se renferment dans l’étroit espace de la vie. Ils feront ainsi, pour la force et l’honneur du régime libre, infiniment plus qu’ils ne pourraient faire par les plus savantes combinaisons contre les influences hostiles à la liberté.


IV

Des principes du projet de loi je passe aux précautions prises contre les abus auxquels ces principes pourraient donner lieu : elles sont de