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de récitatif : « Noi altri, roveri cantanti (nous autres, pauvres chanteurs), nous sommes fort à plaindre ; dans la jeunesse, nous avons de la voix et de l’ardeur sans expérience, et, lorsque l’expérience nous arrive, nous sommes ruinés (siamo rovinati). » — Qui ne se rappelle la Pisaroni dans le rôle d’Arsace de la Semiramide de Rossini ? Ce fut une surprise extrême dans toute la salle, quand on entendit sortir d’une bouche difforme, dont les lèvres se tordaient comme celles d’un chantre de paroisse : Eccomi in Babilonia ! Dans le grand duo avec Sémiramis, qui était représentée par Mme Malibran, il y eut entre les deux grandes artistes un de ces combats chevaleresques qui laissent des traces profondes dans la mémoire des amateurs. Mme Malibran, qui avait la fougue et les inégalités d’un génie tout spontané, avait accumulé sur la phrase de l’allegro de ce beau morceau toutes les richesses d’une vocalisation orientale, dont le public fut plus ébloui que charmé. En répondant à sa jeune et glorieuse rivale, Mme Pisaroni y mit tant de simplicité, de largeur de style et d’émotion concentrée, qu’elle fit perdre contenance à la reine de Babylone, surtout lorsqu’on entendit un vieux dilettante s’écrier du fond du parterre : « Brava, questo è il vero canto (voilà la vraie méthode de chant !) »

Marco Bardogni a occupé un rang honorable parmi les virtuoses italiens de cette belle et heureuse époque de notre histoire. « Si tu vas jamais à Paris, lui avait dit le fameux ténor Viganoni, son oncle, étudie le rôle de Paolino du Mariage secret, et surtout le bel air de Pria che spunti. » C’est à la fin de l’année 1818 que Bordogni a débuté sur le théâtre italien de Louvois avec Pellegrini, dont la voix de baryton, le goût et la finesse étaient si bien appropriés au rôle de Figaro du Barbier de Séville, où il n’a jamais été égalé. Ces deux artistes se convenaient sous plus d’un rapport, parce qu’ils avaient l’un et l’autre un style orné, et plus de sensibilité que de passion. Ils chantaient presque toujours ensemble dans l’Inganno Felice, le Turco in Italia, l’Italiana in Algieri, dans la Cenerentola, il Matrimonio segreto, et dans l’Agnese de Paër, où Pellegrini était si touchant dans la scène de folie ! Bordogni ne craignait pas de se mesurer même avec la Pasta dans Tancredi, où il chantait avec beaucoup de charme le rôle d’Argirio. Il fallait surtout l’entendre dans le duo du second acte :

Ah ! se dè mali miei
Tanta hai pietà nel cor.

Bordogni soutenait aussi sans trop de désavantage le rôle de Rodrigo dans Otello à côté de son formidable adversaire Garcia, si digne, par le sang arabe qui coulait dans ses veines d’Espagnol, de représenter au naturel le More de Venise. La tendre Desdémone, sous les traits plastiques et nobles de Mme Pasta, tressaillait d’épouvante à la scène finale de l’admirable chef-d’œuvre, où Garcia bondissait comme un lion. Quel temps et quels artistes ! Comme professeur de chant, Bordogni a rendu de plus grands services encore qu’en sa qualité de virtuose dramatique : il a répandu au Conservatoire et dans le monde élégant les bonnes traditions de l’art, formé un grand nombre d’excellens élèves, publié plusieurs cahiers de vocalises charmantes et donné à la France la cantatrice la plus parfaite qu’elle ait possédée : j’ai nommé Mme Damoreau.


P. SCUDO.