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qui suit 89, sagement et généreusement attentive aux transformations de la mère-patrie.

La nature a fourni aussi à M. Auguste Lamey quelques inspirations heureuses. Je signalerai surtout une pièce intitulée le Chant de la Moselle, qui rappelle ça et là les tableaux printaniers de l’école souabe. « Chantons, dit le poète, la fée de la Moselle. On a souvent chanté le Rhin, chantons la belle fiancée du Rhin, belle quand son corsage est orné de roses, belle quand son front est couronné de pampres. Vous savez comme le Rhin roule en mugissant à travers les monts et les rochers ; la Moselle, sa fiancée, s’avance au-devant de lui, timide comme une jeune fille. Elle a peur, elle hésite ; avant d’arriver, elle revient sur ses pas, elle se perd, elle se retrouve, et, courant de çà, de là, elle répand ses richesses au sein d’une merveilleuse vallée. Temples, cités, ruines antiques, venez la saluer au passage, baisez les pieds de votre reine. » Mais la Moselle de M. Auguste Lamey n’est pas toujours la reine que saluent les monumens de Trèves ; elle aime à s’égarer dans la plaine, à écouter longuement la chanson d’un berger, à prendre sa part des jeux et des travaux rustiques. Écoutez ces bruits de chasse ! La Moselle est une amazone qui bondit au son du cor, elle appelle le cerf que harcèlent les chiens, et lui ouvre, comme un asile, les plis de sa robe verte. Une autre fois, le tablier relevé, elle s’assied joyeuse au repas des vendangeurs ; la liqueur pétille dans le pressoir, le vin fermente… Le vin, c’est la Moselle encore, c’est l’esprit et l’âme de la fiancée du Rhin, et la pièce se termine par un de ces Trinklieder que tous les poètes de l’Allemagne ont chantés.

Ajoutez à ces tableaux des fragmens épiques et dramatiques, qui attestent un louable effort vers le beau, ajoutez-y des traductions de La Fontaine, de Béranger, de Victor Hugo, de Lamartine ; vous verrez que l’étude, comme la nature et la politique, a heureusement inspiré M. Auguste Lamey. Il y a dans tout cela un accent de simplicité qui charme l’esprit. M. Lamey a été chargé d’honorables emplois dans l’administration et la magistrature ; sa vie, comme celle de Conrad Pfeffel, a été consacrée à la pratique du bien ; aujourd’hui, à la fin de sa carrière, il rassemble ces chants épars nés sous l’impression même des événemens, et dont quelques-uns, il y a déjà un demi-siècle, ont répandu de sages idées chez ses compatriotes. Goethe a émis le vœu que chaque esprit cultivé donnât ainsi le journal poétique de sa vie ; à Dieu ne plaise qu’un tel vœu soit jamais exaucé ! Nous n’avons que trop de ces gens qui, poétiquement ou non, prétendent raconter leur vie sans avoir vraiment vécu. Si pourtant ce désir de Goethe peut être quelquefois réalisé, c’est sans doute en des circonstances comme celles où s’est trouvé M. Lamey. Encore une fois, M. Lamey est le dernier des poètes allemands de son pays ; il a exprimé le patriotisme français de l’Alsace dans la langue germanique à l’époque même où cette langue s’effaçait de plus en plus devant la nôtre. Cette contradiction, dont M. Lamey a dû souffrir, sera peut-être son originalité dans l’avenir ; nous devions au moins la signaler, nous devions témoigner notre sympathie à cet esprit tout allemand, à cette âme toute française, à cet héritier de Pfeffel qui n’aura pas de successeur.


SAINT-RENE TAILLANDIER.


V. DE MARS.