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renaissance, n’a pas encore trouvé de glorieux parrain. Si le passé tout entier ne l’avait pas d’avance réfutée, les plus belles œuvres du siècle présent suffiraient pour la réduire à sa juste valeur. Et cependant cette doctrine gouverne aujourd’hui les trois quarts au moins de nos sculpteurs. Quand ceux qui tiennent le ciseau se croyaient obligés d’inventer, et ne voyaient dans l’imitation du modèle vivant qu’un moyen d’exprimer ce qu’ils sentaient, les spectateurs de bonne foi hésitaient à se prononcer sur le mérite d’une figure, d’un groupe ou d’un bas-relief ; Aujourd’hui l’hésitation est devenue plus rare, et la sincérité des spectateurs ne peut être mise en doute. Quand ils parlent, quand ils donnent leur avis, ils ne sont coupables ni de présomption ni d’outrecuidance. Comme ils ont devant les yeux un morceau de marbre taillé à l’image de la réalité, ils se trouvent tout naturellement compétens, car ils n’ont à juger que l’exactitude, la fidélité de l’imitation. Ils comparent ce qu’ils voient à ce qu’ils ont vu, et consultent leurs souvenirs, comme l’orfèvre consulte la pierre de touche pour connaître le titre d’un bijou. La sculpture, en se faisant prosaïque, tombe sous le contrôle des spectateurs lettrés ou illettrés, habitués à penser ou étrangers à toute réflexion.

Or est-il bon pour la sculpture que tout le monde se croie appelé à la juger ? Je suis très loin de le penser. Je me rappelle un temps où des hommes, très éclairés d’ailleurs, se récusaient en pareille matière, et avouaient sans détour leur incompétence. Ils reconnaissaient l’importance des études préliminaires, et, n’ayant pas eu l’occasion de comparer les œuvres du ciseau grec aux œuvres du ciseau italien, ils n’osaient prononcer un jugement sur les œuvres du ciseau français. Aujourd’hui tout est bien changé : chacun se croit compétent, chacun use d’un droit qui lui semble évident. Comme il s’agit tout simplement de comparer le marbre à la réalité vivante, les études préliminaires deviennent inutiles. Les spectateurs s’imaginent qu’ils en savent autant que l’auteur de la statue placée devant leurs yeux. Ils se trompent dix-neuf fois sur vingt, car la connaissance de la forme réelle n’est pas si vulgaire qu’on le pense. Lors même qu’on arriverait à supprimer complètement l’expression de l’idéal, lors même qu’on réduirait la sculpture à l’imitation du modèle vivant, les juges capables d’estimer la valeur d’une statue ne seraient pas encore très nombreux. Pour connaître la forme réelle, on ne peut se dispenser de l’étudier, et chacun, sans se flatter de la deviner, croit la savoir par cœur. Aussi, à propos même d’une figure qui n’exprime rien, dont l’auteur n’a pas eu d’autre ambition que de copier ce qu’il voyait, on recueille les opinions les plus contradictoires. Parmi les spectateurs qui se disent tous compétens, il