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jetés dans une fosse à dessein rendue infâme : on l’avait creusée tout exprès sur la place même où fonctionnait alors le bourreau. »

L’histoire se garde bien d’ajouter, — ces détails étant au-dessous d’elle, — que ces exhumations impies, ces avanies sacrilèges infligées à des morts, ces saturnales hideuses, amusaient fort les cavaliers. Il y eut des chansons rimées à ce sujet, et qui accompagnaient les toasts des bons et loyaux gentilshommes, champions du droit divin et de l’autorité absolue. D’hésitation, de remords, pas la moindre trace. Huit mois après, — et sans même attendre le second anniversaire, — on déterra méthodiquement une vingtaine d’autres chefs républicains, plus la mère et la fille de Cromwell, ensevelies dans la chapelle de Henri VII et dans l’église de Westminster. Parmi les morts dont on profanait ainsi les restes figure ce Dorislaüs assassiné à La Haye, on l’a déjà vu, par les royalistes écossais. Les gémonies après le coup de poignard, quel raffinement ! Ne dirait-on pas le coup de pied de Henri III au Balafré après que les quarante-cinq eurent achevé leur boucherie ?

Tout ceci nous a été sinon révélé, du moins raconté en détail, et quelquefois de visu, par un inappréciable témoin, le plus véridique et le plus irrécusable des chroniqueurs du temps, l’honnête Pepys, bourgeois de Londres, bien autrement digne de foi que certains bourgeois de Paris[1].

Pepys donc, par une belle après-midi, est assis à Aldgate, « devant

  1. De même que nous conseillerions d’étudier la ligne dans les lettres familières d’Estienne Pasquier, de même, pour la restauration des Stuarts, renvoyons-nous à Samuel Pepys. Ses memoranda naïfs commencent justement en janvier 1680, au moment où Monk arrive d’Ecosse, protestant de sa fidélité à la république qu’il vient étouffer. Pepys est dans cette admirable condition, — pour un chroniqueur, entendons-nous, — de n’appartenir à aucun parti. Avant que la restauration ne soit accomplie, il est au mieux avec les autorités républicaines, et fraie très volontiers avec Hazlerigge, Harrington ou tout autre partisan de l’ordre de choses alors établi. Quelques mois après, la scène change. Le patron de Pepys, lord Sandwich, l’emmène à bord des vaisseaux qui vont chercher les princes exilés. Par le crédit de cet homme d’état, Pepys obtient dans les bureaux de l’amirauté une place lucrative en elle-même, et dont il sait fort bien, à l’occasion, grossir les profits légitimes. Il est donc satisfait ; mais, comme bien d’autres, il est satisfait sans enthousiasme. La contagion royaliste n’a pas eu prise sur lui, et tandis qu’avec un sang-froid parfait il profite, pour bien vivre et faire fortune, des bénéfices de sa nouvelle charge, maître Pepys s’avoue à lui-même, — à lui tout seul, le soir, quand, derrière ses verroux poussés, il sténographie son journal, — que les nouveaux arrivés ne valent pas l’usurpateur, que le bon ordre et l’économie sont à vau-l’eau, — que de périlleux scandales se multiplient en haut lieu, — qu’on décapite et qu’on pend comme coupables de haute trahison de fort honnêtes et fort courageux régicides. Il leur compare Monk, qui, leur complice hier, se fait aujourd’hui leur juge, et Monk ne sort pas tout à fait à son avantage de ce parallèle, que les historiens ont jusqu’ici négligé, nous ne savons trop pourquoi. Voilà dans quel esprit et dans quelles circonstances est écrit le journal de Pepys, bavardage souvent insignifiant, mais par endroits précieux commentaire de l’histoire, dont il éclaire vivement les vagues et incomplètes données.