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son rang ne lui avait pas permis de se commettre ostensiblement. Sous un nom supposé, il se fit bourgeois de Londres ; il élut domicile dans la Cité. Son dessein n’avait été d’abord, au dire d’Hamilton, que de « se faire initier au mystère de ces habitans fortunés…, d’être admis à leurs festins et à leurs plaisirs. » Une fois là, quand le fier courtisan eut vu avec quelle facilité il gagnait le cœur de ces bons gros aldermen bien nourris, sans parler du succès qu’il avait auprès de « leurs tendres et très magnifiques moitiés » il semble que le démon de la politique gagna Rochester. Une fois établi dans la faveur du maître, rechercher les suffrages de l’opposition, abriter ses conspirations de palais sous l’égide protectrice d’une popularité plus ou moins mal acquise, telle était la politique du rusé Cooper[1] (Shaftesbury) et aussi celle de l’ingrat Buckingham. Rochester songeait-il sérieusement à préparer ainsi son avenir d’homme d’état ? ou bien obéissait-il simplement et en toute sincérité aux instincts de nature qui ne furent jamais complètement dépravés en lui ? Le fait est qu’il déclamait volontiers avec les bourgeois de la Cité contre les fautes et les faiblesses du gouvernement, tandis que non moins volontiers il aidait leurs femmes « à chanter pouille aux vices des dames de la cour, et à se révolter contre les maîtresses du roi. » On peut certes ne voir là qu’un jeu d’esprit, le passe-temps railleur d’un bon royaliste s’égayant aux dépens du libéralisme de boutique, mais encore faut-il remarquer que toutes les inspirations poétiques de Rochester sont dans le même sens, que nul satirique n’a flétri aussi énergiquement les hontes de la restauration, — que, nonobstant le laisser-aller des mœurs du temps, l’indulgence toute particulière dont on usait envers un mal-disant d’ailleurs si peu suspect et si peu redouté, ses sanglantes épigrammes allèrent plus d’une fois éveiller la colère dans les âmes inertes et comme abruties des prostituées royales et de leur insoucieux sultan. Probablement, ces réflexions faites, on sera conduit à penser que Rochester, dont l’ambition politique se fût peut-être plus nettement dessinée s’il eût vécu plus longtemps, entrevoyait dès lors cet avenir possible, et ménageait à son âge mûr une popularité qui eût atténué, sinon effacé complètement, le blâme public mérité par les folles excentricités de sa jeunesse.

  1. En 1673, lorsqu’on lui eut repris le grand sceau, « il se promenait tous les jours à la Bourse, nous disent les historiens, entrait en conversation familière avec les négocians et déplorait en termes passionnés les malheurs de la nation, la décadence du commerce, les dangers auxquels la religion était exposée, etc. » Le rusé diplomate se transformait ainsi en patriote persécuté, en martyr des libertés publiques, et les théologiens protestans vantaient à tue-tête dans leurs chaires cet homme qu’on regardait généralement comme un déiste, sinon comme un athée.