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sorte de surexcitation particulière qui se manifestait dans son petit doigt.

Après vingt minutes de conversation sur les arts, M. T… s’aperçut qu’il n’avait pas affaire à un profane, et m’invita gracieusement à visiter sa galerie.

On ne m’avait pas trompé. Tout en entrant dans la première salle, je me trouvai en présence d’une quinzaine de portraits de M. T…, les uns médiocres, les autres d’un bon pinceau, certains maniérés, d’autres avec des regards plongés dans l’infini. La seconde salle renfermait certaines fantaisies, telles que M. T… en habit de masque, M. T… surpris en Italie par des brigands, M. T… faisant une déclaration à une danseuse, M. T… admirant l’Océan. Un peintre avait imité l’ancienne manière, en dessinant tout au fond de son atelier un imperceptible M. T…, tandis que lui, le peintre, s’était placé tout au premier plan, à son chevalet, son rapin auprès de lui, un gros chat accroupi sur la poutre de l’atelier mansardé, et un gros chien aboyant après le chat. C’était un véritable tableau, d’autant plus comique, que le modèle qui en payait les frais y était sacrifié. Je ne sais si le peintre avait eu connaissance de l’irrespectueux chef-d’œuvre de Velasquez, qui, pour peindre un roi d’Espagne, s’avisa de le représenter tout au loin, tournant le dos au spectateur, mais reflétant sa royale figure dans une toute petite glace, tandis que les honneurs de la représentation sont pour deux horribles nains, mâle et femelle, qui jouent dans l’atelier avec un gros chien sur le devant du tableau. Toujours est-il que pour la première fois M. T… n’était guère plus grand qu’une allumette, tandis que l’artiste s’était décerné les honneurs de la grandeur naturelle.

— Un bon tableau ! dis-je pour montrer enfin quelque enthousiasme, car cette représentation d’une seule et même personne m’avait bridé la langue.

M. T… répondit par un son gémissant qui ne me donna pas la véritable clé de sa pensée, mais son petit doigt se crocha, pour ainsi dire, encore plus étrangement que de coutume. « Deux Espagnoles à leur balcon regardant passer dans la rue M. T… » me firent croire que décidément l’homme aux portraits était un modèle de fatuité dont seuls les photographes, qui exposent à chaque coin de rue leurs airs penchés, pouvaient approcher. M. T… était le Narcisse d’une civilisation qui a donné à l’homme le moyen de se mirer sur une toile à la place d’une claire fontaine. Il se trouvait le plus beau des mortels, et n’avait jamais rencontré un peintre assez adroit pour rendre sa physionomie à l’aide du pinceau. Certainement son nez, sa bouche, sa barbe, ses cheveux ou ses yeux attendaient encore un Holbein pour être décrits dans toute leur perfection. Après une