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l’effet d’une longue oppression qu’elle replie les âmes sur elles-mêmes, leur ôte toute dignité et ne laisse aucune signification au mot de patriotisme. Mohammed-Saïd s’est appliqué à rendre la condition des soldats non-seulement supportable, mais infiniment préférable à celle du paysan livré à la culture. Leur ordinaire a été amélioré, et ils sont traités presqu’avec luxe. Depuis la paix, le service n’a rien de pénible, la discipline rien d’oppressif. La durée du temps à passer sous les drapeaux n’est pas en moyenne de plus d’une année. En rendant si promptement les jeunes soldats à leurs familles, le vice-roi travaille à détruire cette idée, qu’un homme enrôlé dans l’armée est perdu pour son village et pour ses proches. En revanche, il exige que ses sujets acceptent ce régime sans chercher à se soustraire aux obligations qu’il impose. Mohammed-Saïd ne souffre pas les résistances, il dédaigne les réclamations puériles. Tout Égyptien, sans exception, doit le service militaire, les fils des cheiks comme ceux des simples fellahs, et le pacha, dont personne ne contestera l’humanité, a su déployer à l’occasion une sévérité intelligente contre ceux qui se flattaient d’échapper aux prescriptions de la loi.

Sous Méhémet-Ali, les cheiks, on l’a vu, trouvaient toujours moyen d’exempter leurs enfans. Ce privilège avait un double inconvénient : il plaçait des familles où réside une autorité héréditaire en dehors du mouvement général imprimé au gouvernement du pays par le souverain ; il les laissait loin du centre de la civilisation renaissante en Égypte, livrées à l’ignorance, aux préjugés religieux, et disposées, sans aucun égard pour le progrès des idées, à faire un usage tyrannique et souvent coupable du pouvoir qui leur était confié. En outre, il encourageait et justifiait la répugnance des Égyptiens pour le service militaire en leur montrant cette répugnance partagée par les chefs mêmes de l’administration. Mohammed-Saïd résolut de réformer cet abus, car, s’il l’avait toléré, tous les avantages de son système de recrutement de l’armée eussent été réduits à néant. Il fit venir les cheiks ; il leur exposa ses vues et leur dit : — Voulez-vous que j’enrôle des Albanais ? — Les cheiks, se rappelant la brutalité et les exactions de ces soldats étrangers, se récrièrent. — A Dieu ne plaise, répondirent-ils, qu’un tel fléau vienne encore s’abattre sur nos campagnes ! — Eh bien ! reprit le pacha, puisque vous ne voulez pas que le pays soit gardé par des mercenaires enrôlés au dehors, il faut consentir à le défendre vous-mêmes. — Il leur expliqua ensuite les raisons qu’il avait d’exiger que leurs fils fussent assujettis, comme les autres habitans du pays, à faire le service militaire ; il ajouta qu’à cette condition seule il consentait à ne former en Égypte aucun corps de troupes étrangères, en déclarant