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Quelques nourriciers cependant, poussant à bout l’esprit de contradiction, ne voulurent pas subir la réforme, et comme ils ne pouvaient conserver les anciennes chaînes, ils aimèrent mieux donner pleine liberté à leurs prisonniers. Leur témérité réussit au-delà de tout espoir. Des maniaques supposés dangereux et enchaînés depuis longues années, une fois affranchis de tout lien, devinrent et sont restés parfaitement inoffensifs.

Quelque difficile que paraisse une innovation qui s’attaquerait à des habitudes enracinées, elle triompherait des résistances à Gheel comme elle en a triomphé dans les établissemens fermés, et plus vite encore. Le naturel bon, charitable et docile de la grande majorité des habitans permettrait même d’obtenir par les mœurs plus d’améliorations que des règlemens ne peuvent en stipuler. Si l’on faisait de l’abolition des chaînes un objet de noble émulation parmi les Gheelois, la réforme s’accomplirait avec leur propre concours ; ils s’ingénieraient en expédiens habiles pour se passer de liens, et ils y réussiraient. Au surplus, il ne serait pas interdit de faire appel à l’intérêt privé soit en instituant des primes d’une certaine importance pour ceux qui renonceraient aux chaînes, soit en les élevant d’une classe dans l’échelle des prix de pensions, soit en rayant de la liste des nourriciers autorisés les plus récalcitrans. Pour beaucoup d’entre eux, le prix de la pension constitue le plus clair de leurs revenus, et quelquefois la base de leurs exploitations rurales. L’administration possède, dans cet intérêt même, un moyen puissant de faire écouter ses vœux et ses ordres. C’est là une considération si intimement liée à la cause de la réforme, que nous omettrions un côté important de notre sujet, si nous négligions de montrer l’influence capitale de la colonie d’aliénés sur l’état économique de la commune de Gheel tout entière. Dans un pays de peu d’industrie et de peu de commerce, condamné à la pauvreté et, on peut le dire, à la misère par la nature d’un sol généralement très médiocre, qui est presque stérile sans beaucoup de travail et d’engrais, une telle institution est une bonne fortune inappréciable. Les aliénés continuent de nos jours l’œuvre à laquelle ont coopéré leurs prédécesseurs pendant un millier d’années ; ils aident à bâtir les fermes, à défricher les bruyères, à creuser les canaux et fossés, à planter les arbres ; ils prennent part à tous les travaux domestiques, horticoles et agricoles. Si aujourd’hui Gheel se distingue entre tous les centres de population de la Campine par le bon état de ses champs et de ses prés, de ses jardins et de ses vergers, la meilleure part de cette prospérité matérielle est due en partie aux bras des aliénés et en partie au prix de leur pension, si modeste qu’il soit. Au prix moyen de 250 par an, 800 pensionnaires versent annuellement 200,000 francs dans le pays. En tenant compte