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lieu de remarquer que l’homme vertueux dépeint par son génie, c’est l’idéal de Vauvenargues ; Clazomène, c’est Vauvenargues lui-même. Sa correspondance n’est, comme on va le voir, qu’un lumineux commentaire de cet admirable et véridique portrait.

« Clazomène (lisez Vauvenargues ) a fait l’expérience de toutes les misères humaines ; les maladies l’ont assiégé dès son enfance et l’ont sevré dans son printemps de tous les plaisirs de la jeunesse. » Nous voyons en effet qu’à l’âge de vingt ans ses yeux étaient à ce point malades, qu’il se trouvait souvent réduit à s’abstenir de tout travail et même de toute lecture ; c’était pour lui une grande joie lorsqu’il rencontrait quelqu’un qui consentît à lui lire, pour de l’argent, ses auteurs de prédilection, et qui ne s’en acquittât pas trop mal. Sa poitrine était aussi d’une délicatesse extrême ; le régime militaire, la vie des camps ne put qu’achever de la perdre et hâter sa fin. Cet état maladif explique non-seulement qu’il ait gardé le célibat, mais aussi qu’il condamne théoriquement et systématiquement le mariage. Il en repousse l’éternelle sujétion, trouvant mauvais « qu’on fasse une obligation jusqu’à la mort d’une nécessité qu’on dit qui nous abaisse. » Il est impossible de parler avec plus de décence, et l’on ne saurait trop louer la réserve délicate de ce jeune sage quand il répond aux folles confidences d’amour que lui fait Mirabeau. Peu porté par tempérament vers les femmes, il n’était pas cependant insensible aux délices du sentiment platonique ; : mais il était tenu en garde par sa timidité naturelle et la hauteur de son âme. « Les femmes qui pourraient me toucher, dit-il, ne voudraient pas seulement jeter un regard sur moi. Et si par hasard il lui est arrivé de se laisser prendre et de nouer quelques relations faciles, il y est allé bon jeu bon argent. « Je n’ai jamais été amoureux, écrit-il à Mirabeau, que je ne crusse l’être pour toute ma vie, et si je le redevenais, j’aurais encore la même persuasion. »

L’histoire de Vauvenargues ne serait en quelque sorte qu’un long récit de misères, de déceptions et de souffrances. Né pour des chagrins plus secrets, Clazomène a eu de la hauteur et de L’ambition dans la pauvreté. On voit dans les lettres à Saint-Vincens quels sont ces chagrins secrets : il s’agit des luttes qu’il eut à soutenir contre sa famille. Son père était le plus honnête homme du monde : pendant la peste d’Aix, en 1720, il était resté à son poste de premier consul de cette ville malgré la désertion générale, et en avait été récompensé par l’érection de la seigneurie de Vauvenargues en marquisat ; mais c’était un homme froid et absolu dans ses idées ; ceux qui l’entouraient avaient dû prendre l’empreinte de son caractère. Le frère du philosophe surtout décourageait la sympathie. Dans toute sa correspondance, Vauvenargues ne parle de lui qu’à l’occasion de sa mort. « Mon frère, dit-il, était sombre, peu communicatif, peu agréable au monde ; pour l’apprécier, il fallait connaître ses solides qualités. » Et ailleurs : « Ma famille n’est pas riante, tout y est peint en noir ! » On comprend que son âme ardente et communicative se soit trouvée à la gêne dans ce triste intérieur. Pour achever de l’en dégoûter, il y avait entre lui et son père de graves dissentimens. Ce dernier aurait voulu le garder auprès de lui pour des raisons d’économie et en même temps par affection, car sa santé était véritablement intéressée à une vie calme, sans émotions ; mais, jeune d’esprit, sinon de corps, Vauvenargues ne voyait la vie que dans le mouvement. Rester confiné dans son