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nase que Benjamin déposa une traite sur son père de la somme qu’il croyait due à son futur chef militaire pour la faveur qu’il lui accordait en l’admettant dans ce corps d’élite imaginaire destiné à fournir des officiers, et il va sans dire que jamais Athanase ne déboursa un denier pour cet objet. Il y a plus, le gouvernement turc, ayant alors grand besoin de soldats, payait une prime à tout volontaire bien bâti, bien monté et bien équipé, qui s’offrait à le servir, et cette prime, qui fut remise à Athanase pour qu’il la transmît à son jeune ami, alla tenir compagnie aux autres sommes dont le pauvre Benjamin avait été dépouillé. Si l’on se dit maintenant que ces innombrables mensonges, ces ruses multipliées, ces intrigues compliquées et ténébreuses formaient l’occupation constante, et remplissaient exclusivement la vie d’Athanase, on aura une idée, quoique faible encore, du type oriental que j’appelle le fourbe grec d’Asie, et dont il est inutile de faire ressortir la parenté manifeste avec un type parisien depuis longtemps célèbre au boulevard.

Benjamin aurait donné beaucoup pour revoir sa famille et pour prendre congé de sa belle-sœur. Depuis qu’il se sentait séparé d’elle par son enrôlement dans l’armée, il ne se souvenait plus de ses doutes, de ses craintes, de ses colères, et il retrouvait au fond de son cœur affligé toute la tendresse et tout le pur amour qui avaient fait pendant tant d’années le bonheur de sa vie ; mais Athanase ne lui laissa pas même le temps de la réflexion, et le lendemain du jour qui vit Benjamin revêtu des insignes militaires, le jeune homme reçut l’ordre de rejoindre son corps, parti la veille, pour prendre part aux opérations commencées par les Turcs et leurs alliés d’Occident contre les Russes.

Laissons le fils de Mehemmedda s’essayer dans la rude carrière où l’ont entraîné les conseils intéressés d’Athanase. Il est temps de revenir vers la paisible demeure qu’il a quittée, et dans laquelle l’habile Grec, alléché par les confidences du jeune paysan, se promet bien de venir exercer au premier jour son talent de fascination.

Le départ de Benjamin pour la ville et son séjour prolongé à Angora n’avaient nullement étonné sa famille. On était habitué aux longues excursions que le jeune homme entreprenait sous le moindre prétexte. On attribuait son retard aux mille distractions qu’une ville même d’Asie peut offrir au campagnard qui la visite. Un soir cependant que la famille se reposait des travaux des champs, assise sous les grands arbres qui enveloppaient et couvraient presque entièrement de leur épais feuillage la rustique habitation, un habitant du village voisin, qui revenait du marché hebdomadaire d’Angora, s’approcha du groupe, et, après avoir adressé les civilités d’usage à