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sourient avec dédain aux mots de patrie et de liberté, et sont toujours dans les coulisses du théâtre royal de Turin, faisant la cour aux danseuses. San-Luca tient à la main un jonc des Indes à pomme d’or, et au coin de l’œil un de ces petits carrés de verre qui donneraient au plus simple des hommes l’air d’un impertinent. — Bonjour, marquis, dit-il sans même paraître apercevoir Mario. Je viens d’assister à la scène la plus gaie, la plus burlesque qui ait encore eu lieu dans ce temps de folies, de carnaval politique et de mascarades populaires… En entendant ce malencontreux début, le marquis fait signe au jeune étourdi de ne pas poursuivre. San-Luca comprend que c’est à cause de Mario ; il fait du côté de ce dernier une demi-pirouette, et lui jette à travers son lorgnon un regard qui veut être scrutateur, et qui n’est qu’insolent. Voyant un inconnu et par conséquent un homme qui n’est pas né, il reprend son récit sans faire plus longtemps attention aux signes du marquis, et rapporte, en ayant soin de les tourner en ridicule, tous les détails d’une démonstration populaire qui vient d’avoir lieu à l’occasion du prochain départ des troupes.


« Tous ces charlatans, dit-il, tous ces bouffons, tous ces petits étudians sont bien aises de faire semblant d’aller en guerre ; cela dispense d’aller à l’école et de passer des examens. La farce jouée, ils s’en iront dans leurs provinces faire la guerre aux moineaux, comme ils la font maintenant au bon sens. Et penser, ajoutait-il en terminant, que le gouvernement se laisse forcer la main par une poignée de forts en gueule qui, au premier coup de fusil, savent si bien tourner les talons et mériter le nom de héros aux pieds rapides ! Ah ! si l’on nous laissait faire un moment ! Une demi-douzaine d’officiers de cavalerie imposeraient silence à tous ces braillards.

« À ces mots Mario, le visage animé par la colère, fit un pas vers le comte.

« — Monsieur Tiburzio ! je vous prie,… s’écria le marquis presque suppliant.

« — Permettez, monsieur le marquis, interrompit le Romain avec fermeté. Puis, se tournant vers San-Luca, il reprit d’une voix contenue, mais qu’altérait l’émotion : — J’ai le droit de vous dire, monsieur, que je suis l’un de ceux à qui vous voudriez donner une leçon.

« San-Luca reprit son lorgnon qu’il avait laissé tomber, et toisa Mario avec le plus insultant sourire. — Je ne répondrai pas aux injures par des injures, poursuivit celui-ci, par respect pour moi-même et pour monsieur le marquis de Baldissero, qui me reçoit en ce moment. Je me bornerai à vous dire qu’il faut avoir bien peu de noblesse dans l’âme pour insulter ainsi tout un peuple, et je vous donnerai le conseil d’être plus réservé à l’avenir, parce que vous pourriez facilement trouver parmi ces héros aux pieds rapides quelqu’un qui eût en même temps la main vigoureuse. Vous n’aurez pas toujours le bonheur de parler dans une maison que ceux qui vous entendent ont le devoir de respecter…

sSan-Luca cessa de sourire pour froncer le sourcil et prendre un air terrible.