Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 12.djvu/427

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

grave Lutfullah. Il a beau être seul, pauvre, abandonné : tant qu’il est jeune, les aventures viennent se présenter d’elles-mêmes sans qu’il les ait cherchées. De grotesques caricatures de vieux cheiks musulmans grimacent dans ses souvenirs d’enfance. Les thugs l’attendent au bord des grandes routes pour l’initier complaisamment à leur sinistre métier. Les brahmanes se trouvent tout exprès au bord des fleuves pour l’arracher à la mort. Il s’enrôle pour aller à la guerre, et l’armée dont il croit faire partie se compose d’une bande de voleurs afghans. Plus tard, lorsque sa jeunesse est passée, lorsqu’il est au service de l’Angleterre ou qu’il enseigne aux officiers anglais les langues persane et hindoustani, tout change comme par enchantement. Il va de ville en ville sans rencontrer la plus petite aventure, et pourtant il est alors, dans une certaine mesure, riche et puissant ; ses relations sont innombrables et se renouvellent avec chaque voyage nouveau. Lutfullah n’a pas échappé à cette loi mystérieuse qui veut, à ce qu’il semble, que notre vie perde en attrait ce qu’elle gagne en expérience. Pour notre plaisir et notre instruction, nous regrettons que Lutfullah n’ait pas été jeune toute sa vie.

Il perdit son père de bonne heure, et sa mère se trouva veuve jeune encore, sans autre ressource qu’une pension de 200 roupies (20 livres sterling), débris de l’énorme revenu qui avait été jadis légué à ses ancêtres par la munificence d’un prince musulman. La jeune femme s’en alla vivre, avec son enfant, dans la maison habitée par sa mère et son frère. C’était une famille de pieux musulmans, hospitaliers et charitables, qui rappelle d’assez loin, mais qui rappelle cependant, — tant sous toutes les latitudes des conditions et des habitudes identiques produisent les mêmes résultats moraux, — les vieilles familles bourgeoises des pays catholiques, et spécialement du midi de la France. Il est réellement curieux de contempler sous une forme orientale les mêmes spectacles intimes, les mêmes péripéties paisibles, les mêmes doux sentimens que beaucoup d’entre nous, venus à temps dans ce monde de progrès saint-simonien, ont pu contempler dans leur enfance. La fortune de la famille était mince, et le foyer étroit ; mais on sut l’élargir pour y faire une place à la veuve et à l’enfant. Le petit orphelin fut élevé avec les enfans de son oncle, et si l’un des enfans fut plus gâté et extérieurement plus entouré de tendresse que les autres, ce fut lui. La famille, respectée des voisins pour son antique origine sacerdotale, leur rendait ce respect en services et en bienfaits. La ville où elle résidait (Dhârânagar, dans la province de Malwa) fut quelque temps en butte aux attaques des bandits, et les habitans étaient exposés journellement à être pillés et torturés ; pour se mettre à l’abri d’une de ces deux extrémités au moins, les voisins confièrent leurs