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cette vie selon Dieu chez des hommes qui ont vécu avant la révélation du Sinaï ; elle le reconnaît surtout quand elle s’exprime ainsi au sujet de la vérité, dont la législation de Moïse n’est qu’une manifestation passagère : « La vérité n’est pas dans le ciel, et personne n’a le droit de dire : Qui montera pour nous au ciel, qui nous la trouvera, qui nous la communiquera, afin que nous obéissions à ses lois ? La parole divine est près de toi, elle est dans ta bouche et dans ton cœur, afin que tu puisses lui obéir. » Oui, la raison, les sommets de la pensée pure donnée à l’homme par Dieu, voilà notre Sinaï. Je vous exposerai franchement et loyalement mes vues sur les choses supérieures, et si vous me réfutez au nom de la raison, je m’inclinerai devant vous.

« — Ta raison ! dit Morteira, c’est le dieu de Baal. « — Écrasez-la donc, si vous pouvez, répondit Spinoza.

« Isaac Aboab, qui avait assisté en silence à la discussion, se leva tout à coup, et cria d’une voix forte : La mesure est comblée. Vous pensez tous comme moi que ce disciple d’Épicure a mérité la sentence la plus terrible.

« Tous les assistans répondirent : Amen ! et Aboab continua :

« — Maintenant, Baruch-ben-Benjamin Spinoza, veux-tu rétracter tes discours impies et subir la pénitence qui te sera imposée ? ou bien veux-tu que la malédiction suprême soit prononcée sur toi ?

« — Réfutez-moi au nom de la raison, et je me rétracterai. Si vous ne voulez pas m’entendre dans la synagogue, j’exprimerai mes pensées par écrit, je les jetterai dans le monde hors de l’atteinte de vos malédictions. Pourquoi me suis-je présenté devant vôtre tribunal ? Pour prouver que je n’irai pas chercher asile dans une autre église. Je ne veux pas d’autre domaine que celui de la liberté de penser, domaine sacré, inviolable. Si vous voulez me chasser de cette communauté, où vous m’aviez admis, un jour viendra…

« — Prophète de mensonge, tais-toi ! cria le rabbin Aboab d’une voix tonnante ; pour la deuxième fois, pour la troisième fois, je te le demande : Veux-tu te rétracter ?

« Un silence de mort régna dans la salle pendant l’espace d’une seconde, puis Spinoza leva la fête et répondit d’une voix ferme : — Je ne puis ; vous aussi, vous ne pouvez agir autrement que vous ne faites, et je ne vous maudis pas.

« Le rabbin Isaac Aboab déchira son manteau, le rabbin Saül prit la trompette sainte.recouverte d’un voile, et il en sonna trois fois de telle façon que le retentissement se prolongea longtemps encore sous les voûtes ; le saint tabernacle fut ouvert ; tous les assistans se levèrent, et le rabbin Isaac Aboab lut sur un parchemin la formule que voici :

« — Au nom du Seigneur des seigneurs, Baruch, fils de Benjamin, sois frappé de la grande excommunication ! Sois à jamais hors la loi, hors la double loi, celle du ciel et celle de la terre ! Sois au ban des saints, sois au ban des séraphins, sois au ban des ophanims ! Sois exclu des communautés, des grandes et des petites ! Que des tourmens affreux, des maladies cruelles, épouvantables, torturent l’on corps ! Que la caverne des dragons soit ta demeure ! Que l’on étoile s’éteigne aux cieux ! Sois pour les hommes un objet d’indignation et d’horreur. Que l’on cadavre devienne la nourriture des serpens,