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Quant à Sarah, elle s’était retirée dans sa chambre, d’où elle ne sortit que le soir pour présenter avec un embarras bien concevable sa fille grandie et embellie à son ancien fiancé. Benjamin cependant n’avait d’yeux que pour la mère, et avant l’heure où la famille se sépara, il trouva le temps de demander à Sarah une entrevue dans le jardin dès l’aube du jour suivant.

Le lendemain, sous un berceau de chèvrefeuille, éclairé des premiers feux du soleil, avait lieu l’entretien d’où allait dépendre la destinée de Benjamin. — J’ai désiré vous parler, Sarah, dit d’une voix émue le jeune bey à la belle veuve qui venait de le rejoindre à l’endroit convenu. Oui, j’ai beaucoup de choses, des choses très importantes à vous dire. Il s’agit du bonheur ou du malheur de ma vie entière.

Sarah interdite murmura le nom de sa fille Attié. — Non, reprit Benjamin ; ce n’est pas Attié qui me préoccupe en ce moment. Écoutez-moi, Sarah. Je vous demande une réponse sincère. Quelle opinion aviez-vous de mon caractère avant mon départ ?

Sarah garda le silence, et Benjamin crut deviner sa réponse.

— Une opinion peu favorable, n’est-ce pas ?… Je comprends votre regard. Oui, je devais vous paraître violent, soupçonneux, presque insensé. Eh bien ! faut-il vous avouer la cause de mes emportemens et de mes tristesses ? Je vous aimais, Sarah, je vous aimais avec passion, comme on n’aime guère dans le pays où nous sommes. J’étais jaloux de tous ceux à qui vous parliez, de tous ceux qui avaient une part dans votre tendresse, jaloux de votre fille même… Mais ce n’est pas tout encore. Je me suis imposé cette confession pour châtiment, et je ne dois rien vous cacher. Eh bien ! Sarah, ce qui faisait de mon amour un véritable supplice, c’était la pensée que vous étiez… vieille, et qu’un pareil amour ne pouvait être l’effet que de coupables sortilèges ! Pardonnez-moi (Benjamin avait pu voir un léger sourire errer sur les lèvres de Sarah)… Mon enfance s’était passée tout entière dans cette vallée : comment aurais-je pu m’élever au-dessus des préjugés de ma famille ? Je vous aimais donc, mais en me disant que vous rêviez ma perte, et que cet amour si doux et si poignant à la fois, toutes ces joies et ces tortures pour moi si nouvelles, s’expliquaient par quelque odieux maléfice. Ce que furent alors mes angoisses, qui le saura jamais ? Je partis, je me décidai à fuir ma vallée, ma famille, ma fiancée, vous-même, pour échapper à la folie dont je croyais sentir les premières atteintes. Et, faut-il vous le dire ? je bénis aujourd’hui la résolution qui me jeta au milieu d’une vie toute nouvelle, au milieu de ces Européens que nous considérons comme des barbares, et qui comprennent l’amour comme moi. Oui, dans ce que m’apprirent leurs conversations et leurs livres sur cet