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la main dans la main, à merveille ! — Goethe alors se fait reconnaître, nouvelle surprise et nouvelles questions. — Eh bien ! reprend Weyland en lui secouant bravement la main, n’avais-je pas raison de vous le donner pour un joyeux luron ? — Mais la plaisanterie d’aller son train, bafouant père, frère, servante, toute la maison en un mot, à l’exception de ma mère, qui avait eu le nez plus fin. En passant dans le jardin, nous rencontrons Christel. — Viens, lui dit Salome, allant au-devant d’elle, viens, Christel ; George s’est brouillé avec Barbe, et te veut épouser. — Et Christel, d’ouvrir de grands yeux et de rester là plantée comme un terme en apercevant le nouveau George, et les rires d’éclater de plus belle ! Lorsqu’enfin nous rentrâmes à la maison, on était à table. — Père, dit Salome, si tu tiens à ce que George dîne avec nous aujourd’hui, il te faut lui permettre de garder son chapeau. — J’y consens ; mais pourquoi cette plaisanterie ? Serait-il enrhumé du cerveau par hasard ? — Non, mais il a là-dessous toute une nichée d’oiseaux. — Et sur ce elle vous le décoiffe. Cinquième tableau : mon frère vient pour s’asseoir à table, frappe notre hôte sur l’épaule en lui donnant le bonjour, autre jubilation universelle ! Enfin, comme on se levait de table, le vrai George survient, et la gaieté reprend son cours. Maintenant, chère Lucie, tout est rentré dans l’ordre ; mais ce furent là deux jours heureux, et ta Frédérique, en t’écrivant, se les rappelle avec bonheur. Ce cher, ce gentil Goethe ! Il m’a promis de m’envoyer des livres de Strasbourg… »


« Vendredi.

« Ta petite Frédérique a maintenant un sobriquet, on l’appelle la prophétesse de Sesenheim. Goethe est revenu nous voir. Il nous est apparu samedi sur le tard, et à l’étonnement général, car j’avais, tout le jour durant, prophétisé l’arrivée d’un aimable visiteur, prophétie qui, à vrai dire, ne me coûtait guère, ayant reçu par George, la veille, une lettre de Strasbourg avec des livres. Goethe, à chaque minute, nous devient plus cher ; mais cette fois, ma Lucie, que d’élégance et de distinction ! Un surtout galonné, des manchettes, un air de gentilhomme ! Nous avons joué aux petits jeux. Son esprit, sa verve, sa gaieté ne tarissaient pas ; c’étaient à chaque instant de jolis vers, les énigmes les plus amusantes ! Mon père goûte beaucoup son jugement, et fait grand cas des idées qu’il lui a suggérées pour notre nouvelle habitation, dont il doit lui tracer le plan, car il faut que tu saches que nous dessinons à merveille…

« Ne crois pas que je sois sa fiancée : de pareils secrets, jamais je n’oserais les avouer à mes parens ; mais je sens que je l’aime de toute mon âme. Lorsque, dans nos promenades ou les lectures qu’il me fait, il se met à me dérouler ses magnifiques pensées, mon cœur se gonfle à éclater sans que je puisse dire si c’est de l’admiration ou de l’amour. Il a gravé nos deux noms dans l’écorce des tilleuls du puits, et vient de m’adresser des vers composés tout exprès pour moi, et dans lesquels il m’appelle sa vie bien aimée. Tiens, je suis trop heureuse, et j’avais ignoré jusqu’ici qu’on pleure de joie. Ma tante veut absolument nous avoir à Strasbourg ; impossible de lui refuser, et pourtant je ne saurais jamais me décider à me séparer de mes chers