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réunies à Sesenheim, heureuses l’une après l’autre d’exercer à leur tour à notre endroit la plus franche hospitalité et de nous faire les honneurs du cellier, de la cuisine et du jardin. Les îles du Rhin furent aussi très souvent le but de nos promenades en bateau. »

Les convives ne manquaient pas d’ailleurs à Sesenheim ; Weyland y venait quelquefois de Strasbourg, l’épigrammatique Weyland, qui se passa un jour la fantaisie d’apporter sous son bras le Vicaire de Wakefield, où la famille se reconnut en souriant. N’est-ce pas en effet le bon docteur Primerose en personne que cet excellent père de Frédérique, honnête, cordial, trop confiant peut-être, la joue en fleur et la gaieté sur les lèvres, et prenant au fond très au sérieux son ministère, dont les soins l’empêchent de voir ce qui se passe chez lui ? Wolfgang, on le conçoit de reste, n’avait garde de manquer l’office le dimanche. Alors que Frédérique était là recueillie et charmante auprès de lui, quel sermon, même le plus aride, eût jamais paru long ? Et tandis que le brave homme exposait à ses ouailles l’évangile de la destruction de Jérusalem ou la parabole de la brebis perdue, la tête de sa pauvre enfant battait la campagne à la suite du cher séducteur, et la tendre pécheresse palpitait sous le regard de Faust, chez qui le sens divin et l’amour de la créature se confondaient ensemble :

Appelle-le bonheur, cœur, amour ou Dieu !
Non, Non, il n’est pour cela point de parole humaine[1] !

Cependant, au milieu de cette joie intime et profonde où Goethe s’abandonnait sans réserve, l’idée de l’avenir se dressait parfois comme un remords ; il sentait qu’un pareil bonheur ne pouvait, hélas ! longtemps se prolonger, et cherchait alors dans l’étude un moyen d’échapper à ses tristes réflexions. Que de fois la belle enfant le trouva ainsi établi sous le jasmin de la maison, entouré de livres et de papiers, Homère, Ossian et Shakspeare sur la table ! À des compositions originales, à peine s’il songeait ; il traduisait d’Ossian les Plaintes de Selma, et s’il rimait, c’était quelque improvisation inspirée par la circonstance, quelque madrigal à Frédérique. Il y a ainsi tout un petit volume de chansons, tout un bouquet, le recueil des chants de Sesenheim : fugitives peines écrites la plupart du temps sur des motifs connus et n’exprimant de l’amour que les joies, la confiance et la plénitude. Ici pas une trace de combats, point de ces amertumes, de ces doutes, de ces jalousies cruelles qui font d’un amoureux un patient à la chaîne qui veut toujours s’en aller et qui

  1. Voyez, dans la première partie de Faust, la scène du jardin, évidente réminiscence de ces émotions pleines d’ivresse et de trouble.