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de la faculté, non-seulement de colorer la réalité, mais de donner un corps à tous les désirs et à tous les rêves. Aussitôt que, par une cause générale quelconque, il se produit un courant nouveau dans les goûts et même dans les caprices d’une société, le roman abonde dès-lors dans ce sens, et propage, en la forçant, l’impulsion qu’il a reçue jusqu’à ce que ce mouvement, s’épuisant par son excès même, soit remplacé par un autre.

Aux époques où les tendances d’une société sont plus prononcées que variées, comme au moyen âge par exemple ou au XVIIe siècle, tous les romans, à travers les nuances qui les distinguent, se ressemblent plus ou moins par un fonds commun d’inventions, par une disposition analogue, par des sentimens et des caractères identiques. En d’autres temps au contraire, lorsque la société se décompose, les productions romanesques les plus hétérogènes peuvent se produire avec le même succès. C’est ainsi qu’au XVIIIe siècle le public admire avec un égal enthousiasme Candide, la Nouvelle Héloïse, Faublas, Paul et Virginie.

De nos jours, où l’ancienne société est dissoute et où la nouvelle cherche péniblement à s’organiser au milieu de crises périodiques qui l’ébranlent à peu près tous les quinze ans ; de nos jours, où tous les principes sont remis en question, où l’ordre matériel, au lieu de reposer sur un ordre moral correspondant, n’a guère d’autre base que l’instinct matériel de son utilité, où presque tous les anciens rapports entre les hommes sont plus ou moins altérés, où l’incertitude des opinions n’est égalée que par leur mobilité, — la littérature romanesque présente un spectacle peut-être plus discordant encore que celui qu’elle offrait au XVIIIe siècle. Si l’on rapprochait tous les romans qui, en moins de cinquante ans, depuis Atala jusqu’aux Mystères de Paris, ont eu le privilège d’attirer et d’émouvoir le public ; si on les comparait sous le rapport du fond et de la forme, on serait étonné que des générations identiques aient pu goûter des ouvrages si différens. Il ne serait pas même besoin d’embrasser un espace de cinquante ans : une seule génération nous offrirait des lecteurs passionnés pour des romans animés de l’esprit le plus opposé, — les uns enthousiastes, les autres ironiques, ceux-ci insolemment aristocratiques, ceux-là flattant bassement les mauvaises passions de la démocratie ; plusieurs offrant des nuances de religiosité assez marquées, d’autres caractérisés par le scepticisme le plus complet ; ceux-ci délicats jusqu’au raffinement, ceux-là grossiers jusqu’à la brutalité, ou affectant les airs dégagés et libertins du XVIIIe siècle ; les uns voués au genre sombre et satanique, les autres au genre naïf et pastoral. Toutes ces conceptions, pourvu qu’elles soient relevées par un certain talent de mise en scène ou de coloris,