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l’est pas, et à établir, sous prétexte d’intérêt historique, le régime de l’indifférence et de la promiscuité en fait de goût littéraire. On voit souvent ainsi l’esprit de curiosité se substituer en littérature à l’esprit de discernement, la satiété des chefs-d’œuvre consacrés par l’assentiment universel engendrer la mode des exhumations, des enthousiasmes de fantaisie, des réhabilitations complaisantes, avec la manie de tout remettre en question et de réviser les procès littéraires les plus définitivement jugés. N’est-ce pas sous l’influence de cette manie que nous voyons réimprimer chaque matin et présenter comme des chefs-d’œuvre bien des écrits insignifians qui n’ont souvent d’autre mérite que celui d’être depuis longtemps oubliés ?

En entreprenant ici quelques études sur le genre littéraire qui produit les renommées les plus populaires, mais aussi les plus fragiles, nous ne voudrions pas tomber dans le défaut que nous venons de signaler. Nous n’avons la prétention de réhabiliter aucun chef-d’œuvre méconnu, nous ne croyons guère à la possibilité des réhabilitations en littérature ; nous ne voulons pas davantage embrasser dans toute son étendue l’histoire de la littérature romanesque, cela nous entraînerait trop loin. Notre but est d’examiner quelques-uns des romans qui, après avoir joui de la plus grande célébrité, sont tombés dans l’oubli, et d’apprécier les causes qui ont produit ce double résultat. Aucun ouvrage ne remplit mieux les conditions de notre programme que le fameux roman de d’Urfé ; car, après avoir été passionnément admiré durant un demi-siècle, il a depuis longtemps disparu de la circulation, et ne se trouve plus guère que dans les bibliothèques publiques, ces vastes cimetières où dorment en paix tous les livres morts. Il ne tiendrait qu’à nous d’essayer de ressusciter l’Astrée ; plus d’un lecteur, n’ayant pas l’occasion de vérifier nos argumens, nous croirait peut-être sur parole, et cela nous donnerait l’air avantageux d’un redresseur de torts en littérature. Malheureusement il suffit de lire cet ouvrage pour être obligé en conscience de reconnaître qu’il n’est pas de ceux qui survivent aux changemens que le temps amène dans les goûts et dans les mœurs des sociétés, et qui traversent les âges, doués d’une jeunesse éternelle. S’ensuit-il qu’un livre qui a eu tant d’admirateurs, et non-seulement des admirateurs spirituels, mais même des admirateurs illustres, un livre loué avec enthousiasme par Huet, Patru, Pélisson, Perrault, un livre que La Fontaine nommait une œuvre exquise, et que Jean-Jacques Rousseau lisait encore avec beaucoup de plaisir, s’ensuit-il qu’un tel livre mérite d’être écarté par la dédaigneuse fin de non-recevoir que lui oppose La Harpe, sous prétexte qu’il est ennuyeux ? Non certainement.

Il est bien vrai que si un lecteur de nos jours ouvre l’Astrée avec l’espérance de trouver dans cette lecture de vives émotions, nous