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narchie. Il a déchiré tout ce qui restait de velours au vieux trône, et en a fait des masques pour l’amusement du populaire. Après avoir été un des ouvriers les plus actifs dans la démolition de la vieille monarchie, il a contribué à élever une nouvelle royauté : il a renversé un roi par la grâce de Dieu et salué un roi citoyen. Là ne s’est pas bornée son œuvre. Il a entretenu dans le peuple le plus redoutable des sentimens français, le sentiment militaire ; du commencement à la fin de sa carrière, il a attisé, avivé cette religion toute française, — quelques-uns disent cette superstition, — de la gloire. Il a conservé dans ses chants le souvenir du puissant génie qui s’empara de la France au sortir de la révolution, qui la rendit si grande et la quitta si lasse. Il a fait la légende populaire de Napoléon, et rendu la grandeur de l’empire présente à l’esprit des générations qui ne l’avaient pas connu. Le nom de Béranger reste donc attaché aux plus grands faits de l’histoire contemporaine, que ses chansons commentent, bafouent et glorifient. Il fait, pour ainsi dire, partie intégrante de la popularité de l’empereur Napoléon Ier ; il a été le plus irréconciliable ennemi de la monarchie des Bourbons, la révolution de juillet est pour lui comme un triomphe personnel, et comme si ce n’était assez de tant de titres à la célébrité, le parti républicain le considérait comme son patriarche et son pape infaillible.

Voilà quelle place occupait Béranger dans la société générale de son pays et dans l’histoire de son temps. La place qu’il occupait dans la société intellectuelle, politique, lettrée, était plus importante encore, s’il est possible. Une immense considération entourait ce chantre de Frétillon et de Lisette. Ses paroles, quelquefois banales, étaient citées comme les oracles du bon sens ; ses opinions, quelquefois terre à terre, étaient acceptées comme l’expression de la sagesse instruite par l’expérience. Il a beaucoup parlé des flatteurs des rois, lui n’a pas eu de flatteurs : il n’a eu que des admirateurs satisfaits d’admirer. C’est le seul homme de notre temps qui n’ait eu aucune occasion d’accuser les envieux, et dont la gloire n’ait semblé lourde à personne. Dans la société française en général, Béranger n’était que l’homme le plus populaire de France ; mais dans sa retraite il était une espèce de saint : si ce diable fait ermite ne s’est pas déclaré pape, c’est par une modestie dont il faut lui savoir gré, et s’il n’a pas fait baiser sa mule, ce n’est pas faute de bonne volonté de la part de ceux qui l’approchaient. Il trônait comme une idole au sommet de la littérature contemporaine, et malheur à l’audacieux qui eût osé porter la main sur lui ! S’attaquer à Béranger était en effet pure folie, car tous les défauts qu’on peut lui reprocher avaient été depuis longtemps transformées par ses admirateurs en qualités et en vertus. Si on eût dit qu’il lui échappait parfois des