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bleus, limpides et sourians, aux lèvres vermeilles, aux dents blanches et à la longue barbe argentée. Il est vêtu à la mode des paysans d’Asie ; son large pantalon en étoffe brune et grossière se termine par des guêtres étroites et échancrées au-dessus de la cheville, comme en portent les Grecs, et surtout les Albanais ; le bas de la jambe et les pieds sont nus, une large ceinture est roulée et serrée autour de la taille. À sa veste en gros drap, brodée en laine bleue et rouge, de longues manches pendent par derrière. La tête est coiffée d’un fez, autour duquel se déroule gracieusement une écharpe d’Alep en mousseline blanche, ornée d’une broderie de soie écrue imitant l’or. Un caftan, que nous appellerions robe de chambre, en drap bleu clair, doublé et garni en fourrure, est suspendu à un clou près de la cheminée ; de gros souliers en maroquin rouge sont placés sur le bord du tapis.

La journée est close. Le travail quotidien qui entretient la force dans le corps du vieillard et la sérénité dans son âme est terminé. La pipe appelle tout doucement le sommeil, qui jamais ne se fait longtemps attendre. Quelques momens encore, et le vieillard lâchera sa ceinture, ramènera sur son corps une courte-pointe piquée actuellement posée sur un coussin, étendra ses membres robustes et fatigués, puis s’endormira jusqu’au lever d’un nouveau jour.

Cette maison, nous l’avons dit, est celle d’un riche paysan de Natolie, et ce vieillard, qu’on nomme Mehemmed-Aga ou Mehemmedda par une abréviation usitée dans le pays, en est le maître. Son activité, une intelligence bornée, mais supérieure à celle de ses voisins, l’heureux choix d’une compagne, et ce que les voisins appellent de la chance, lui ont assuré petit à petit une aisance dont il se sent complètement satisfait. Ses récoltes sont presque toujours les meilleures du district ; sa vigne porte les plus beaux raisins ; les poulains que ses deux jumens lui donnent chaque année atteignent ordinairement l’âge de service, et ceux dont il n’a que faire pour son propre usage sont vendus à de très bons prix. Mais que dire de son troupeau de chèvres ? La contrée qu’habitait Mehemmedda, quoique éloignée seulement de trois jours d’Angora, ne possédait guère que des chèvres communes, et le préjugé populaire établissait en fait qu’en dehors du territoire même d’Angora, les belles chèvres aux soies blanches et argentées qui portent le nom de la ville ne pouvaient se propager. Mehemmedda n’était pas un esprit fort, tant s’en faut : il n’avait pas été accoutumé à examiner si ce que l’on disait autour de lui avait ou n’avait pas le sens commun ; mais l’occasion s’étant présentée un jour d’acheter à très bas prix deux magnifiques boucs d’Angora, il en avait fait l’acquisition. Il avait obtenu en moins d’une année une génération de jolis métis, qui donnèrent à