Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 12.djvu/730

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

maintenant. Je suis convaincu que la belle et touchante créature qui s’est donnée à moi, ou plutôt à qui je me donne, m’a été destinée de tout temps. Malgré la résignation extérieure que j’ai toujours pratiquée, vous savez quels préjugés violens j’enfermais dans le secret de mes pensées contre maintes choses bénies par un grand nombre, acceptées par tous. Aujourd’hui j’ai fait ma révolution, et je l’ai faite ardente, complète. Pour moi, c’est tout un monde que deux yeux ont brûlé ! . . .

«… Ainsi donc, mon cher vicomte, vous venez d’inaugurer un autel nouveau sur un amas de débris gothiques, et c’est à cet autel qu’en présence de la déesse Raison, sans aucun doute, vous jurez foi éternelle à votre pâtissière. Ah ! mon pauvre Richard, qu’est devenu le temps où vous preniez toujours le parti des pères nobles, quand nous allions voir ensemble quelque mélodrame révolutionnaire ? Vous vous jetiez avec indignation au fond de ma loge. Ces exécrables amans m’exaspèrent, disiez-vous, et je joins ma malédiction à celles d’une intéressante famille ! Je ne savais comment vous apaiser… Je me répète à chaque instant ce commencement de votre lettre que je sais tout entière par cœur. Le fait est que je suis un peu honteux de ce que je vous ai écrit il y a quelques jours. De cette époque où j’étais l’ami des pères nobles, comme vous me le rappelez avec tant d’aimable moquerie, date une liaison que rien n’a pu rompre. Cela seul pourrait suffire à me rendre chères mes opinions du passé. Puis, si quelque chose d’ailleurs est la tunique de Nessus, ce tissu qu’on ne peut arracher sans mettre en lambeaux toute sa chair, c’est le rôle assurément que, sous l’inspiration de nos premiers goûts, de nos premiers instincts, de nos premières pensées, nous avons choisi pour les débuts de notre jeunesse. Non, je ne pourrai jamais me travestir en Saint-Preux ; mais qu’ai-je besoin de ressembler au personnage de Jean-Jacques ? elle ressemble si peu à Julie ! Au lieu de faire de longs discours, la chère petite n’a jamais sur sa jolie bouche qu’un petit nombre de mots dont mon cœur complète le sens. On peut dire que ses lèvres produisent moins de paroles que de baisers, et cependant je sens une âme intelligente dans son regard ; il y a derrière son œil limpide un esprit charmant qui me fait signe comme une fée enfermée dans un palais de cristal. Allons, voilà ma songerie qui recommence. Hier cependant j’ai essayé de l’oublier.

« Je suis allé hier voir Mme de Pornais, que j’ai trouvée entourée des trois ou quatre femmes qui composent l’aristocratie féminine d’Herthal. La baronne se mit à parler des hommes qui rompent avec leur société naturelle pour se livrer à toute sorte de basses et ridicules amours. Son teint était animé, sa parole était vibrante. Je n’eus pas besoin de demander pour qui ces serpens qui sifflaient sur