Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 12.djvu/818

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

épique de Brut embrassant, sous un cadre allégorique, dans le lointain des âges, la découverte de l’île d’Albion et l’apothéose de la liberté, dont elle se couronnerait un jour. L’Océan traversé, l’aspect d’une nature nouvelle, les immenses travaux du magistrat anglais sur son tribunal et dans ses veilles[1], ses yeux affaiblis par tant d’études et par l’éclat éblouissant du ciel de l’Inde, rien ne lui fit oublier cette première ambition épique ; il songeait seulement à enrichir la fable de son premier récit par l’intervention de ces dieux de l’Inde dont il semblait, à force de science, avoir abordé les antiques mystères.

L’épuisement fébrile de cet homme infatigable et sa mort bientôt prochaine ne devaient point lui laisser le temps d’achever cette partie de son œuvre, où probablement une érudition même si hardie et si neuve n’aurait pu atteindre ni suppléer le génie ; mais la préoccupation du ciel et de la poésie de l’Inde était si forte en lui, que, nourri, pénétré des anciens hymnes où s’était exhalé le pieux enthousiasme de quelques solitaires pour le Dieu créateur et les symboles personnifiés de sa puissance, il imita lui-même ces accens idolâtres dans des hymnes en vers anglais adressés à ces fantômes d’un autre siècle et d’un autre monde.

Tel fut cet Européen, transplanté sur les bords du Gange pour y consumer douze ans dans de prodigieuses études et la plus active administration de la justice. Il y mourut jeune encore, emportant les regrets des peuples, auxquels il semblait un génie protecteur, une incarnation céleste, qui leur rendait leurs vieilles lois. Nul doute que le savant et généreux Anglais qui, dans son propre pays et sous les souffles avant-coureurs de 1789, avait porté à l’excès la passion de la liberté, ne se soit élevé sur cette terre antique de l’Inde, et dans sa mission de juge suprême, à des pensées plus grandes et plus calmes. En Europe, il semble que l’imagination de William Jones avait plié comme encombrée sous le poids des souvenirs érudits. Jurisconsulte, antiquaire, helléniste, orientaliste, poète dans plusieurs langues, il n’était naturel dans aucune, et n’avait offert qu’un, merveilleux phénomène de mémoire et d’artifice de langage.

Cette impression frappe le lecteur dans les Commentarii poeseos asiaticœ, où de curieux fragmens de poésies arabes et persanes sont traduits par la même main en vers grecs, latins, italiens, français même. L’originalité primitive disparaît, on peut le croire, dans cette œuvre trop académique ; mais, devant la grandeur de l’Inde, la pensée de William Jones se dégagea de ce luxe facile, ou plutôt elle

  1. The Works of William Jones, vol. I, p. 125.