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teinte de mélancolie qui fait succéder la réflexion au rire. Tout en vous divertissant, il vous fait penser. Aussi a-t-on fait remarquer qu’aucun écrivain n’avait fourni à la langue anglaise autant de ces mots heureux, de ces réflexions rapides qui demeurent des proverbes. Rien de plus charmant d’ailleurs que quelques-uns des épisodes qu’il a entremêlés avec ses lettres : l’Histoire de l’Homme noir, celle du Beau Tibbs et les Misères d’un simple Soldat sont de petits chefs-d’œuvre.

Le prodigieux succès des Lettres Chinoises fit comprendre à Newbery quelle trouvaille il avait faite en Goldsmith. Aussi lui commanda-t-il travaux sur travaux. Il l’employa à écrire dans le Magasin Chrétien, qu’il venait de fonder avec le concours du docteur Dodd, à revoir divers ouvrages, par exemple une Histoire du Mecklenbourg depuis le premier établissement des Vandales, à rédiger toute sorte d’introductions et de préfaces, à compiler un Art poétique sur un nouveau plan, puis un Abrégé de Biographie, extrait de Plutarque et payé à raison de huit guinées le volume. N’oublions pas non plus l’histoire d’un revenant qui avait apparu dans Cock-Lane, ni l’histoire du Beau Nash, dandy émérite et ridicule, prédécesseur de Brummel dans le royaume de la mode, et qui avait trôné longtemps aux eaux de Bath. Ces travaux n’empêchaient pas Goldsmith d’écrire des préfaces et de faire des traductions pour d’autres éditeurs, car, inconnu encore du public, il était déjà en vogue parmi les libraires. Il était maintenant assuré de son pain quotidien, et il put même prendre un logement un peu plus convenable dans Wine-Office-Court ; mais son cœur n’avait pas changé, et l’argent coulait comme de l’eau entre ses doigts : jamais les malheureux ne l’avaient imploré en vain, jamais ses voisins pauvres ne s’étaient vu refuser un service. Maintenant la troupe des auteurs faméliques commençait à s’abattre sur Goldsmith : les plus délicats lui faisaient des emprunts ; les moins scrupuleux l’abusaient par de mensongers récits. Il ne fallait pas du reste de bien grandes prodigalités pour mettre sa bourse à sec. Par un travail incessant, en écrivant la valeur d’un volume par mois, il arrivait à gagner 120 guinées dans une année. Ce labeur excessif altéra promptement sa santé, déjà ruinée par les nombreuses privations qu’il avait endurées. Dès 1760, il ressentit les premières atteintes d’une maladie cruelle, résultat trop fréquent d’une vie sédentaire et d’un travail trop obstiné. Quand l’excès de la fatigue avait vaincu la lucidité de son esprit, quand un brouillard se formait devant ses yeux et que ses doigts se refusaient à tenir la plume, il quittait sa petite chambre pour essayer d’une promenade ; mais le bruit de Londres et son atmosphère fumeuse lui devenaient alors insupportables.