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effet, historien ou critique, personne ne juge mieux les actes ou les écrits d’autrui. Bon sens, sagacité, pénétration, finesse, il déploie toutes les qualités les plus propres à guider un homme dans sa conduite ou ses appréciations, et toute sa vie fut marquée au coin de la légèreté, de l’inconséquence et de la faiblesse. La faute en est à son éducation. Des lectures continuelles, l’étude approfondie des grands écrivains, la pratique assidue de l’art d’écrire, donnèrent à son intelligence une fermeté et une discipline qui manquèrent toujours à son caractère. Généreux, confiant et crédule, il aurait eu besoin d’être mis en garde contre lui-même et contre les autres : personne ne lui enseigna les mérites de l’ordre et de la prudence, la nécessité de la défiance ; il demeura toute sa vie ce qu’il avait été dès l’enfance, un homme de premier mouvement. Une extrême sensibilité, qui prit avec le temps tous les caractères d’une maladie nerveuse, acheva de rendre le mal incurable. Personne ne se jugeait mieux que Goldsmith lui-même, et dans l’Histoire de l’Homme noir il persifle, mieux que personne n’aurait pu le faire, ses propres inconséquences, sa faiblesse et sa prodigalité. Il voyait donc ses défauts, mais il lui aurait fallu, pour n’y pas succomber, un effort dont il se sentait incapable. Dans le silence du cabinet, son intelligence seule était en jeu, et elle guidait merveilleusement sa plume. Sa besogne terminée, las d’avoir vécu pour les autres, Goldsmith voulait vivre pour lui-même ; il bannissait la réflexion comme une contrainte, il redevenait un grand enfant. En somme, quels reproches lui faisait-on ? De ne pouvoir refuser un pauvre ou un ami, de dissiper par des libéralités irréfléchies ce qu’il avait péniblement gagné, de ne jamais songer au lendemain, de dire imprudemment tout ce qui lui venait à l’esprit, de laisser voir son goût pour la louange et son besoin d’être aimé, de manquer par ignorance ou par distraction aux usages et aux règles d’un monde dans lequel sa célébrité l’avait brusquement jeté. Mais qui lui reprocha jamais une mauvaise action, une méchanceté, une simple épigramme ? A une époque où la presse anglaise n’était qu’une école de diffamation, et en butte lui-même aux personnalités les plus grossières, aux insinuations les plus malveillantes, il écrivit dix ans dans les journaux sans blesser personne. On ne put le connaître sans l’aimer, et il ne perdit jamais un ami. À sa mort, les plus grands, les meilleurs de ses contemporains, Burke, Reynolds, Garrick, Sheridan, lord Shelburn, ne purent retenir leurs larmes, et Johnson, le morose et misanthrope Johnson, éclata en sanglots. Qui ne voudrait, au prix de ses faiblesses et de ses malheurs, avoir été aimé comme lui, et comme lui pleuré par de pareils hommes ?


CUCHEVAL-CLARIGNY.