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adorateurs béats du passé qui prêchent l’immobilité et la contemplation stérile des vieux rites et des institutions surannées, nous ne saurions hésiter, et nous aimerions mieux croire à l’erreur salutaire qui excite à vivre qu’à la vérité qui produirait la mort. Qu’est-il besoin de tant s’inquiéter de la tradition, qui nous tient par tous les fils de l’existence, et qui, depuis le berceau jusqu’à la tombe, nous enveloppe d’un réseau d’entraves et de prescriptions inévitables ? Il n’est pas à craindre qu’on oublie jamais qu’on est le fils de son père, car chaque mot qui sort de nos lèvres porte témoignage de la tradition que nous subissons, tandis qu’il est facile d’endormir l’esprit en lui faisant croire que tout est dit et qu’il n’y a plus qu’à se croiser les bras. Les penseurs immortels qui, au milieu du XVIIIe siècle et sous le gouvernement avili d’un Louis XV, élaboraient et dégageaient des faits contingens de l’histoire cette grande idée du développement et de l’amélioration du genre humain, ces penseurs, tout isolés et faibles qu’ils étaient, n’ont-ils pas suffi pour amener la révolution de 1789, l’ère des sociétés modernes ? Affirmons-la donc, cette loi divine du progrès dont nous voyons chaque jour se produire les miracles, appuyons-nous sur ce levier puissant qui soulèvera le monde, et laissons à Dieu à faire le reste. Le genre humain a plus à gagner aux rêves d’un Turgot et d’un Condorcet qu’à se laisser enfermer dans le cercle providentiel que lui trace Bossuet dans son Discours sur l’histoire universelle.

La mort de Manin, ce grand citoyen de Venise dont la vie exemplaire a rempli l’Italie d’un enthousiasme fécond pour ses destinées ; celle de Béranger, qui a ému la France tout entière, — et, qu’on nous permette de le dire, la fin prématurée du critique éminent, Gustave Planche, qui a illustré pendant si longtemps les pages de cette Revue, — ce sont là aussi des événemens remarquables qui prouvent la vitalité morale de l’époque où nous sommes, et qui doivent imprimer un caractère à l’année 1857. On aurait pu croire que la vie modeste de Gustave Planche, sa pauvreté notoire, la sévérité de ses jugemens sur les hommes et les œuvres d’une génération ambitieuse et conquérante, l’auraient complètement isolé de l’opinion publique, dont les interprètes n’avaient pour Gustave Planche que des paroles amères et quelquefois insultantes : il n’en était rien. L’opinion est comme un fleuve qui a des courans divers. Sous la mobilité des vagues qui agitent la surface, sous le bourdonnement des esprits éphémères dont les feuilles quotidiennes colportent la renommée, il y a l’opinion des honnêtes gens, qui se forme lentement et qui ne se manifeste avec éclat que dans les circonstances solennelles. C’est cette opinion solide des consciences éclairées, qui s’adresse autant à l’homme qu’à l’écrivain, qui s’est révélée bruyamment à la mort de Gustave Planche. Son convoi, aussi modeste que l’avait été sa vie, a été suivi par des représentans illustres des lettres et des arts, qui sont venus rendre hommage à la mémoire d’un écrivain supérieur, d’un critique qui a su allier un beau talent, une pensée élevée, à un caractère honorable. Ce n’est pas forcer l’analogie des choses que de voir dans l’émotion publique produite par tant de pertes douloureuses un symptôme consolant de l’opinion, la persistance d’un certain ordre d’idées morales que les événemens contraires sont loin d’avoir affaiblies. Dans la vie et l’œuvre si différentes des hommes que nous venons de nommer, l’opinion a vu un trait commun