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« Je ne serai plus là !… Mais, ô Thérèse, écoute :
J’ai pendant soixante ans marché, souffert, lutté,
Et j’ai toujours suivi la droite et bonne route ;
Je te laisse un nom pur et partout respecté.

« Prends bien garde, après moi, qu’une souillure y tombe,
Car, j’en jure ce Christ sur mon lit suspendu,
L’ombre de Jean Bernard sortirait de sa tombe
Pour te redemander son vieil honneur perdu. »

— Ce fut le dernier mot qui sortit de sa bouche,
Il retomba glacé sur le bord de sa couche.

Déjà le jour naissant blanchissait les vitraux,
Les coqs s’égosillaient dans la cour, les taureaux
Mugissaient, et, quittant son lit dans l’herbe humide,
L’alouette chantait, et vers le ciel limpide
Montait : — simple concert, hymne retentissant,
Rustique chant de mort du pauvre paysan.


V


Le lendemain matin, au prochain cimetière,
On conduisit le mort enfermé dans sa bière.
On posa le cercueil couvert d’un linge blanc
Sur un lourd chariot que tramaient d’un pas lent
Deux bœufs liés au joug. — Murmurant sa prière,
Un prêtre précédait la charrette, et derrière
Thérèse en habits noirs, les amis, les parens,
Des cierges à la main, cheminaient sur deux rangs.
C’était au mois d’octobre, aux derniers jours d’automne ;
Les bois du Val-Clavin effeuillaient leur couronne,
Sur le linceul flottant les hêtres dépouillés
Secouaient tristement leurs feuillages rouillés ;
Le vent dans les rameaux sifflait des airs sauvages,
Et la pluie en fouettant inondait les visages. —
Une femme, tenant deux enfans par la main,
Apparut tout à coup sur le bord du chemin :
Des sanglots étouffés soulevaient sa poitrine,
Malgré ses traits flétris, malgré sa capeline,
Chacun la reconnut. — Madeleine en pleurant,
Et sans lever les yeux, se mit au dernier rang. —
Enfin on atteignit le portail de l’église ;
Au-devant de l’autel et sur la dalle grise,
Deux robustes fermiers déposèrent le corps,
Et le prêtre entonna les prières des morts.