Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 12.djvu/94

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

auxquels la voix se refusait. Ses yeux ouverts et fixes semblaient faire effort pour lire dans l’âme de Sarah.

— Qu’est-ce donc ? s’écria celle-ci effrayée ; qu’avez-vous, Benjamin ? Éprouvez-vous quelque mal ?

Benjamin répondit par un geste négatif. On pouvait aisément deviner qu’il s’efforçait de vaincre son trouble et de retrouver ses esprits. Quand il y eut réussi en partie, il reprit avec calme : — Ce n’est rien, Sarah ; vous savez que je suis sujet à des crises singulières. Qui sait d’où elles me viennent ? Eh ! vous l’ignorez sans doute… Oui ; vous l’ignorez ; c’est bien, n’en parlons plus.

Ainsi engagé, l’entretien ne pouvait manquer de devenir intime. Sarah supplia Benjamin d’avoir pitié de sa jeune fille. Évitant de répondre aux étranges discours du frère d’Osman, elle lui avoua les inquiétudes que lui inspirait l’avenir d’Attié. Pouvait-elle confier cet avenir si cher à celui dont la conduite était pour elle une redoutable énigme ? Ces inquiétudes, franchement manifestées, blessèrent l’irritable amour-propre du jeune homme. — Vous ne me connaissez pas ! s’écria-t-il. Oui, je suis malheureux, mais je ne suis ni méchant ni injuste… Attié est une sotte d’avoir peur de moi, et la sottise m’impatiente, voilà tout… Son visage ne me plaît guère non plus, cela est vrai ; mais ce n’est pas ma faute. Pourquoi ne vous ressemble-t-elle pas ? Ne voit-on pas tous les jours des filles ressembler à leur mère ? — Et Benjamin allait peut-être révéler à Sarah ses sentimens les plus secrets, quand un incident fort imprévu vint l’arrêter au début de ses confidences.

Un bruit de pas et de chevaux se faisait entendre depuis quelques instans. D’abord éloigné, ce bruit se rapprocha bientôt. Un cavalier parut au détour du sentier, puis un autre ; enfin tout un corps de soldats à cheval, suivis d’autres soldats à pied, déboucha sur la route qui longeait la rivière. C’était un régiment du contingent turc levé par les Anglais, et composé d’hommes de toutes les nations, de toutes les croyances, presque tous gens sans aveu, répudiés par leur pays, et cachant sous le titre de réfugiés politiques une existence déshonorée. Il y avait bien aussi de véritables Turcs parmi ces Européens transformés en Turcs faute de mieux et en désespoir de cause ; mais ces vrais Turcs ne formaient pas l’élite de leur nation : c’étaient d’anciens janissaires, des bachi-bouzouks congédiés et chassés de leur corps pour cause d’inconduite ou d’insubordination. À la suite de ce ramassis de vagabonds venait une tourbe de drogmans, véritable écume de ces ondes fangeuses qui croupissent dans Stamboul ; Grecs, Arméniens, Juifs, renégats ou non renégats, menteurs, voleurs, incapables d’une bonne pensée comme d’un bon sentiment, ignorans, lâches, ils étaient recherchés par les chefs de corps (la