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a eu ce problème à résoudre : Être assez clair pour faire lire Plotin, ne pas l’être au point de substituer au Plotin véritable un Plotin de fantaisie, éclairci, mais dénaturé ? La difficulté était d’autant plus grande que M. Bouillet s’est conformé à l’ordre des éditions, qui est l’ordre de Porphyre. Je ne dis pas qu’il ait eu tort, mais en vérité, c’est une chose regrettable que Porphyre ait arrangé les écrits de Plotin dans un ordre arbitraire et faussement systématique. L’ordre vrai, c’est l’ordre chronologique ; c’est celui qui reproduit le mieux le développement naturel d’un esprit supérieur toujours agissant et toujours en progrès. Comprendriez-vous Platon commençant par le Timée et finissant par le Lysis ? Que diriez-vous d’un éditeur de Descartes qui placerait les Principes en tête de son premier volume et réserverait le Discours de la Méthode pour le dernier ? L’ordre de Porphyre, de M. Creuzer et de M. Bouillet, est un ordre tellement faux que le premier livre de la première Ennéade se trouve être une des dernières productions de Plotin, une des plus faibles et des plus confuses. C’est au point que le savant traducteur s’est cru obligé de composer une note qui à elle seule est tout un mémoire, rien que pour faciliter au lecteur l’intelligence des premières pages de Plotin. J’ai lu la note de M. Bouillet avec infiniment de plaisir et de fruit, j’ai admiré l’exactitude et l’étendue de son érudition, mais je regrette pour Plotin que cette savante note ait été nécessaire. Je crains que la première Ennéade ne fasse tort aux autres, qu’elle ne rebute et ne décourage beaucoup de lecteurs.

Ils auront tort, car, s’ils pouvaient surmonter cette première impression et aller jusqu’au bout, je leur promettrais d’être récompensés de leur courage par de grandes beautés de pensée et de style. Quoi de plus ingénieux, de plus animé et de plus brillant que ce livre sur la Beauté, le premier que Plotin ait écrit et qui eût formé pour le reste de l’édifice un péristyle si noble et si majestueux !

Plotin prélude en séparant les beautés qui frappent nos sens, comme un beau paysage ou un concert mélodieux, des beautés invisibles et supérieures, telles que la sagesse et la vertu. D’où vient cette pale et imparfaite beauté qui se rencontre dans certaines choses matérielles ? Ce n’est pas de la matière, qui par elle-même est inerte et sans vie. Serait-ce de la symétrie ou de la proportion des parties ? Mais alors l’ensemble seul serait beau, et les parties n’auraient aucune beauté. Les couleurs, qui pourtant sont belles, comme la lumière du soleil, mais qui sont simples et qui n’empruntent pas leur éclat à la proportion, seraient exclues du rang des belles choses. « Comment l’or serait-il beau ? Comment l’éclair brillant dans la nuit, comment les astres seraient-ils beaux à contempler ? » Selon Plotin, les choses sensibles ne sont belles qu’à la condition d’exprimer une idée. Les idées sont la source même de la vie. C’est l’idée qui, répandue dans l’objet matériel, en façonne et en proportionne toutes les parties et lui imprime le cachet de l’unité. Ainsi, point de beauté là où ne se rencontrent pas la vie, l’unité, l’expression, et c’est l’idée qui fait l’expression, l’unité et la vie.

Le beau, étant quelque chose d’essentiellement idéal, ne s’adresse pas aux sens, mais à l’âme. Et ce n’est pas hors d’elle que l’âme saisit et contemple la beauté, c’est en elle-même : « Quand les sens, dit Plotin, aperçoivent dans un objet la forme, l’idée qui enchaîne, unit et maîtrise une substance, quand ils voient une figure qui se distingue des autres par son élégance, alors l’âme,