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principe supérieur, il les fuira pour celui dont elles ne sont que le reflet. Quiconque se laisserait égarer à la poursuite de ces vains fantômes, les prenant pour la réalité, n’aurait qu’une image aussi fugitive que la forme mobile reflétée par les eaux, et ressemblerait à cet insensé qui, voulant saisir cette image, disparut lui-même, dit la fable, entraîné dans le courant. De même celui qui voudra embrasser les beautés corporelles et ne pas s’en détacher précipitera non point son corps, mais son âme, dans les abîmes ténébreux, abhorrés de l’intelligence ; il sera condamné à une cécité complète ; et, sur cette terre comme dans l’enfer, il ne verra que des ombres mensongères. C’est ici seulement qu’on peut dire avec vérité : Fuyons dans notre chère patrie. Mais comment fuir ? comment s’échapper d’ici ? se demande Ulysse dans cette allégorie qui nous le représente essayant de se dérober à l’empire magique de Circé ou de Calypso, sans que le plaisir des yeux ni que le spectacle des beautés corporelles qui l’entourent puissent le retenir dans ces lieux enchantés. Notre patrie, c’est la région d’où nous sommes descendus ici-bas ; c’est là qu’habite notre père. Mais comment y revenir ? quel moyen employer pour nous y transporter ? Ce ne sont pas nos pieds, — ils ne sauraient que nous porter d’un coin de la terre à un autre, — ce n’est pas non plus un char ou un navire qu’il nous faut préparer. Il faut laisser de côté tous ces vains secours… Rentre en toi-même, et examine-toi. Si tu n’y trouves pas encore la beauté, fais comme l’artiste qui retranche, enlève, polit, épure, jusqu’à ce qu’il ait orné sa statue de tous les traits de la beauté. Retranche ainsi de ton âme tout ce qui est superflu, redresse ce qui n’est point droit, purifie et illumine ce qui est ténébreux, et ne cesse pas de perfectionner ta statue, jusqu’à ce que la vertu brille à tes yeux de sa divine lumière, jusqu’à ce que tu voies la tempérance assise en ton sein dans sa sainte pureté… »

Voilà de ces passages qui ravissaient d’admiration les plus illustres pères de l’église, et qui font comprendre que saint Basile et saint Augustin aient vu dans Plotin un second Platon et un allié naturel du christianisme. Cette doctrine est bien en effet celle du Phèdre et du Banquet ; ce style est tout parfumé du plus doux arôme platonicien. Il a la précision et la sévérité de la science, et tout ensemble le mouvement libre, ondoyant et hardi de l’inspiration poétique. Si un peu d’exaltation ne menaçait pas quelquefois d’égarer l’enthousiasme, si je ne sais quel excès d’abondance ne faisait pas regretter la sobriété attique et cette grâce exquise, amie de la raison et de la mesure, ces pages compteraient parmi les médailles les plus brillantes et les plus pures de la belle antiquité, et telles qu’elles sont, il faut remercier l’habile interprète qui nous les fait lire ; il faut les citer, aujourd’hui plus que jamais, aux poètes, aux artistes, aux critiques, à tous ceux qui veulent lutter contre l’invasion du réel, et sauver, parmi tant de choses qui tombent, la religion du vrai beau et de l’idéal.

émile saisset.

V. de Mars.