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de la vie, des peuples naïfs aux sens jeunes et ouverts à toutes les impressions extérieures ; elle n’est pas le langage des hautes vérités métaphysiques, des périodes intellectuelles de la vie, des peuples assez familiers avec les idées pour se passer de ces fausses représentations appelées images et métaphores. La poésie s’allie très bien avec toutes les choses sensibles, avec les passions, avec la vie pratique, avec la rêverie, la santé et le bonheur. Si vos croyances sont chez vous à l’état d’instinct, assez mêlées à la chair et au sang pour n’en pouvoir être séparées, vos croyances sont loin d’être intellectuelles ; en revanche elles sont poétiques. Si les idées ne se présentent à vous que sous la forme d’images, vous avez un tempérament poétique, mais vous êtes l’esclave de vos sens. Enfin si la pensée se résout chez vous en rêverie, et s’il vous est plus facile d’imaginer que de contempler, votre esprit manquera d’énergie, mais vous êtes sacré poète par la nature. Rien de tout cela ne se retrouve et ne peut se retrouver dans le génie français. Ce n’est point la poésie, c’est la prose qui est le langage des idées. Elle seule les présente dépouillées, nues, sans aucun costume emprunté à la fantaisie individuelle ou au plaisir sensuel. Elle les présente pour ce qu’elles sont, pour des êtres purement métaphysiques, étrangers aux passions, inaccessibles aux accidens de la vie réelle, dont la beauté ne peut être connue par les sens.

Le peuple français, sous quelque point de vue qu’on le contemple, est un peuple métaphysique et abstrait. Il est idéaliste, non-seulement d’âme, mais de tempérament. Les choses sensibles ne paraissent pas avoir d’empire sur lui, et en tout cas ses œuvres ne les reflètent pas, ou n’en donnent qu’une incomplète impression. Notre sentiment de la nature est faible, et en dépit de nos modernes coloristes, le génie du pittoresque nous fait défaut. Notre poésie comme notre peinture frappe par une certaine beauté intellectuelle, quasi-abstraite, presque philosophique, plutôt que par l’éclat de l’imagination. Elle demande à être comprise plutôt qu’à être sentie. Elle crée des types généraux, parle un langage dépouillé et sévère, ne trahit l’influence d’aucun milieu ambiant et n’étonne par aucune singularité. Passions, personnages, sentimens, se meuvent dans un vide abstrait, en dehors de l’espace, en dehors du temps, séparés de la nature ; leur langage, à quelques nuances près, ne porte les couleurs d’aucune époque, et convient également aux hommes de tous les temps. Un écrivain subtil et profond, M. Sainte-Beuve, remarquait que jusqu’à la fin du XVIIIe siècle il était impossible de découvrir, à la lecture d’un auteur français, la nature de son tempérament. Cette marque abstraite se retrouve dans les caractères individuels : ils n’ont pas de saillie ni de relief, ils ne sont pas accusés, et même ils