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territoire le provoquait à des efforts immenses; l’élan de cette Europe slave sera prodigieux dès que le stimulant y sera appliqué. Et n’y a-t-il donc pas un autre stimulant dans le désir de l’émancipation? Comment tout moyen de délivrance ne serait-il pas saisi avec un redoublement d’énergie? C’est le travail qui non-seulement a enrichi les peuples européens, mais encore qui a contribué à y relever la dignité humaine. L’industrie n’est pas coupable de la servitude, qui est plus ancienne qu’elle; tout au contraire elle a graduellement affranchi les classes moyennes et inférieures. Les choses ne se passeront pas autrement en Russie; elles y seront même accélérées par la puissance des exemples et des procédés nouveaux. D’ailleurs l’émancipation y a été préparée avec une persévérance qui honore la maison des Romanof; seulement la bonne volonté du gouvernement le plus absolu n’en fait jamais autant que ce qu’on nomme la force des choses.

La bourgeoisie russe est à l’état de caste inférieure, lorsque sa sœur d’Occident est la tête de la société. La différence s’explique. La bourgeoisie européenne a eu des ancêtres, des foyers, un patrimoine; elle a hérité des institutions municipales de Rome, de villes déjà vieilles, toutes pénétrées de l’esprit communal, dont le type s’est reproduit dans les cités ultérieurement établies. De souche plus antique que les barons, elle a défié les oppressions féodales. S’entendant de commune à commune, parce que le territoire était borné et que les communes étaient voisines, — puisant une fierté nouvelle dans son aisance accrue ou acquise par un négoce que les communications rendaient facile, par une industrie dont les produits trouvaient des consommateurs, — avec un hôtel-de-ville entre l’atelier et le comptoir, en face de l’université et du parlement, — elle a pu se faire ce qu’elle est devenue, la force de nos sociétés, le résumé de leurs progrès antérieurs, le principe de leurs progrès futurs. Rien de pareil en Russie; tout y est récent. Lors de l’invasion des Tatars, la classe intermédiaire venait de naître; dispersée sur un territoire énorme, morcelé, à peine peuplé, elle ne fit pas corps d’une ville à l’autre, elle n’eut pas même d’existence propre dans les villes dominées par les princes. Sans contact avec les peuples modernes, sans filiation directe avec les peuples anciens, elle n’eut à se prévaloir auprès de ses maîtres ni d’une fortune gagnée aux affaires, ni du reflet des lumières antiques, ni même du sentiment de ses droits, qui étaient écrasés, et dont elle n’avait retrouvé la notion nulle part. Ce fut sans sa participation, sans profit immédiat pour elle, que les tsars conquirent le pouvoir sur la noblesse, et lorsque Novgorod, république marchande modelée sur Lubeck et Brême, eut été sacrifiée par eux à la nécessité de fonder la monarchie, il ne resta rien de vif dans cette