Page:Revue des Deux Mondes - 1857 - tome 9.djvu/465

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

maison voisine. Enveloppé d’un manteau, cet officier se présente, en murmurant un mot d’ordre quelconque, au factionnaire, qui le prend pour un officier de ronde. Il pénètre au milieu des Indiens couchés à terre : « Allons, debout, garçons! dit-il; voici l’ennemi! aux armes! et surtout du silence! » Les dormeurs se gardaient bien de bouger, se demandant à voix basse dans le singulier patois qui est résulté du mélange de leur langue avec l’espagnol : « Qu’est-ce que celui-ci? que nous veut-il? Ce n’est pas celui d’hier soir. » Leur recruteur improvisé insiste, harangue; un premier se met sur son coude, puis un second, puis tous, et bientôt ils sont debout; le tour est joué. Notre homme les fait s’armer, se mettre en rangs, et sort tranquillement à la tête de ses nouveaux soldats, ordonnant au factionnaire de se joindre à la troupe. En quelques instans il fut hors de la ville. Les Indiens ne se doutèrent jamais qu’ils avaient passé d’un parti dans l’autre, et qu’ils étaient des traîtres innocens.

A côté de la vie obscure, silencieuse et facile de l’Indien, s’étale l’existence large et opulente des riches familles de race blanche. Le courant de l’émigration européenne est si faible en ce pays, qu’on y retrouve intactes les anciennes mœurs des colonies espagnoles, curieux mélange de luxe et de simplicité. L’hospitalité surtout s’y pratique avec une cordialité, une franchise dont l’Europe a depuis longtemps perdu le souvenir. Il n’est pas rare d’y voir des visites de famille à famille durer plusieurs mois, et une famille se compose quelquefois d’une quinzaine de personnes. Quel est l’étranger qui, introduit dans l’intimité d’une de ces riches familles, n’a été effrayé de l’interminable procession de visages divers qui passe devant lui, et surtout du formidable bataillon des tantes, sœurs, nièces, cousines?... Puis vient l’arrière-garde des domestiques, composée aussi de pères, de mères et d’enfans, plus nombreuse souvent que le corps d’armée. C’est une vraie vie de patriarches, et l’on se demande comment les fortunes peuvent suffire à l’entretien d’une telle population dans un pays où le désordre est la règle. Pourtant l’amo de la casa, le maître de la maison ou plutôt de la tribu soutiendra sans hésitation ni surprise ses parens de tous les degrés. Il faut dire du reste que là le comfortable est inconnu, et que le luxe (il y en a souvent beaucoup) est concentré dans les salons. Les chambres à coucher n’ont parfois d’autres meubles qu’un lit de sangle, deux chaises, et, dans un coin, l’inévitable malle, qui sert tout à la fois d’armoire, de commode et de secrétaire. A votre grand étonnement, vous en verriez sortir, comme d’un gobelet d’escamoteur, robes, bijoux, linge, chapeaux, tout l’arsenal féminin. On vit en commun; on se réunit aux heures de repas autour de la table dressée sous la galerie, on se réunit encore le soir pour une promenade à cheval, et la danse couronne la journée, qu’elle prolonge jusqu’au milieu de la nuit.