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à Kustendjé même, comme sur les ruines du village de Kergeluk, on ne trouve pour camper que des bas-fonds marécageux dont les eaux sont empoisonnées par des matières végétales en dissolution. À mesure que l’avant-garde se rapprochait du Danube et refoulait quelques partis de Cosaques, qui n’opposaient aucune résistance sérieuse, l’aspect du pays devenait de plus en plus désolé, les cultures disparaissaient, toute trace de végétation s’effaçait. On rencontrait à peine çà et là quelques fûts de colonnes brisées et des tumuli de la date la plus reculée, muette protestation d’une civilisation antique contre la barbarie moderne. Depuis l’invasion des Russes en 1828, ces contrées, affreusement ravagées, sont devenues presque désertes. Quelques pâtres, dont la constitution présente les caractères de la cachexie paludéenne, sont à peu près les seuls habitans de la Dobrutcha. Ils sont réduits, comme les bestiaux dont ils ont la garde, à faire usage d’eaux impures, puisées à des lacs, à des citernes ou à des puits abandonnés. Dans ces conditions fâcheuses, l’armée eut en outre à supporter des pluies d’orage et de nombreuses vicissitudes atmosphériques de chaleur et de refroidissement. Il n’en fallut pas plus pour que le choléra, jusqu’alors presque inoffensif, fît une subite et terrible explosion. Dans la nuit du 30 juillet, 300 zouaves sont atteints d’une manière foudroyante ; les bachi-bozouks sont tout aussi maltraités. Le général Yussuf se disposait à marcher en avant, mais les coups redoublés de l’épidémie le forcent à rétrograder. Ses troupes ont à peine le temps d’enterrer les cadavres qui tombent le long de la route. Il fait transporter, malgré tous les obstacles, sur les chevaux et par les prolonges d’artillerie, les cholériques, dont le nombre grossit à chaque instant avec une rapidité désespérante. La colonne du général Espinasse, sur laquelle le fléau s’est également abattu, revient, de son côté, vers ses anciens bivouacs, situés près du grand lac de Pallas. Elle est forcée d’y laisser jusqu’au lendemain dans une ambulance un grand nombre de cholériques qu’elle ne peut emporter. Le 31 juillet, toute la division arrive à Kustendjé. Elle trouve les maisons pleines de bachi-bozouks. Dix-huit cents cholériques attendent leur tour d’embarquement sur les frégates à vapeur ; 1,200 cadavres sont mis dans des fosses creusées autour de cette place.

L’arrivée inattendue à Kustendjé du général Canrobert, qu’appelaient tous les vœux, produisit une touchante et bien vive émotion. Le général assembla un conseil médical, imprima une nouvelle énergie aux mesures déjà prises par le général Espinasse, que venait d’atteindre le choléra, et releva ces mâles courages, que le fléau faisait courber. La division, faisant des efforts inouïs pour transporter les cholériques qui tombaient à chaque instant, arriva le 3 août