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courses attiraient un nombreux public; les soldats s’y rendaient sans armes, et ces promenades faisaient une heureuse diversion dans les esprits, préoccupés du typhus. D’un autre côté, les artistes dramatiques venus de France donnaient chaque soir sur le théâtre de Kamiesch des représentations très suivies; ils avaient pour rivaux dans les camps d’autres artistes pris parmi les soldats. On comparait la jeune première de Kamiesch à un jeune clairon de zouaves jouant les mêmes rôles, et les avis étaient fort partagés. Si la plupart des premiers sujets lyriques n’avaient été tués à la prise de Malakof, jamais, assurait-on, le théâtre de Kamiesch n’eût pu soutenir la concurrence avec le théâtre des zouaves. Dans les bivouacs établis sur le plateau de Fédouchine, on avait disposé une immense salle de bal où figuraient les grandes dames enrichies des villages de Filouville et de Coquin ville.

Avant de quitter la Crimée, j’allai voir encore une fois avec sir John Hall les hôpitaux de nos alliés, et j’acquis la certitude que le typhus n’y avait plus reparu depuis 1855. Dans le port de Balaclava, je visitai une frégate-hôpital à vapeur anglaise, installée comme une grande salle de malades et contenant 300 lits. Le comfortable était poussé si loin qu’on avait logé à bord, dans une étable, trois ou quatre vaches, afin que le lait ne manquât pas pendant la traversée. Je demandai au commandant combien une frégate de même dimension que la sienne pouvait transporter de troupes : « 700 Anglais, me répondit-il, et 1,500 Français, parce que les Français se logent partout, sur le pont comme dans l’entrepont. » Les soins que prennent les Anglais pour le bien-être de leurs soldats me rappellent ce mot qu’ils répètent souvent : « Le soldat anglais est un capital. » Ceci n’exclut pas en eux, tant s’en faut, les sentimens d’humanité; seulement ils y ajoutent l’idée d’une valeur économique à conserver. Dans une autre occasion, quand on fit prisonnier le commandant russe de Balaclava avec sa famille, un général anglais disait : « C’est une excellente bank-note. » La marine française avait aussi quelques frégates à vapeur transformées en hôpitaux; mais le transport des malades se faisait surtout par des bateaux à vapeur du commerce, ou par des bâtimens à voiles que ceux-ci remorquaient. Les navires des Messageries impériales étaient particulièrement affectés à ce service. Chaque malade avait un petit matelas et une couverture.

Le 10 avril 1856, je m’embarquai pour Constantinople, où ma présence me semblait désormais plus nécessaire qu’en Crimée. M. Scrive, médecin en chef, surveillait avec une sollicitude éclairée la mise en vigueur des mesures hygiéniques que j’avais fait adopter. Deux fois par semaine, il m’adressait le bulletin de l’état sanitaire de l’armée sous Sébastopol.

Le retour du beau temps avait séché le sol de la Crimée, et per-