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deux ans après, Alexandrie et Memphis étaient au pouvoir de l’islam. Qu’on se représente la douleur d’Héraclius : c’était d’Alexandrie qu’il avait mis à la voile, vingt-deux ans auparavant, lorsqu’il allait délivrer l’empire du despotisme de Phocas; c’était à Jérusalem qu’il avait fêté la plus glorieuse journée de son règne. Vaincu partout malgré son génie et son courage, il voyait commencer par la Palestine et l’Egypte le démembrement de l’empire. Il voulut du moins, avant la prise de la ville sainte, sauver une seconde fois cette croix de Jésus-Christ reconquise naguère sur les Perses et rapportée à l’église du Calvaire au milieu des acclamations de la chrétienté. Il retourna à Jérusalem, il remonta au Calvaire, recommençant, hélas! dans un appareil bien différent le chemin qu’il avait fait en pieux triomphateur. Le patriarche Sophronius, fondant en larmes ainsi que tout le peuple, lui remit le précieux dépôt; Héraclius ne pleurait pas, une douleur sombre et morne troublait déjà sa raison. Qu’y a-t-il de plus triste que la folie chez un pasteur de peuples? C’est vraiment une tragique figure que celle de ce malheureux génie. Je lisais dernièrement une bien belle page de Christine de Pisan dans le Livre des faits et bonnes mœurs du sage roi Charles V. Charles Y, sur son lit de mort, fait demander à l’évêque de Paris la couronne d’épines du Sauveur gardée à Notre-Dame, à l’abbé de Saint-Denis la couronne du sacre des rois, et quand on les a placées en face de lui, il les apostrophe en ces termes : « couronne d’épines, tu semblés terrible, tu es toute garnie de pointes sanglantes; mais que tu es belle et bonne, et désirable, ô diadème de notre salut, tant est doux et emmiellé le soulagement que tu donnes! Et toi, couronne de France, tu brilles, tu parais précieuse, mais que tu es vile et lourde à porter! Ceux qui te reçoivent, combien de douleurs, de tourmens, d’angoisses, combien de périls de corps et d’âme tu leur imposes ! Qui considérerait bien ces choses te laisserait plutôt traîner dans la boue que de te placer sur sa tête. » Il est impossible de lire cette page sans être ému, car ce cri, cette plainte déchirante arrachée au malheureux roi par le sentiment des désastres publics et la prévision de l’avenir, Charles V la profère en présence du dauphin, de celui qui sentira bientôt combien la couronne est lourde, et qui en perdra la raison, Héraclius, qui avait porté si glorieusement la couronne de l’empire, sentit aussi combien elle pesait à son front; il préférait, comme Charles V, la couronne d’épines.

Héraclius, placé sur la limite de la période romaine, semble annoncer d’avance les plus nobles et les plus douloureuses figures du moyen âge. On ne serait pas étonné de rencontrer un tel homme du XIIe au XV siècle. Je l’ai comparé à saint Louis, la fin de sa vie nous rappelle Charles VI. Le moyen âge a eu le sentiment de cette parenté, il a conservé ce grand nom et l’a associé au nom de Charlemagne et