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ment était facile. Pendant un mois, il n’y eut pas un vendredi d’Isaure où l’on ne rencontrât Prométhée.

Un de ces vendredis, précisément le dernier, a laissé dans l’âme de Polesvoï une impression profonde et singulière. C’était le jour où pour la première fois il venait, disait-il, de toucher à sa part de bonheur terrestre. Depuis plusieurs heures, il attendait avec une anxiété voluptueuse, que quelques personnes comprendront peut-être en se rappelant certains souvenirs, l’instant où il allait revoir, au milieu de tous, comme une étrangère, celle qui faisait plus partie de sa vie, qui était plus à lui à coup sûr que l’enveloppe même de son âme. Cet instant arriva, et jamais, on peut le dire, Anne n’avait été aussi belle. Les plus indifférens remarquaient en elle le mystérieux éclat que répand cette parure invisible qui, à toutes les fiançailles du cœur, est le présent divin de l’amour. On faisait le vendredi soir de la musique chez Mme de Béclin. Un ténor de qualité imita de son mieux les héros de la Scala. Un artiste sérieux tira de la basse toutes les ressources de la mélodie humaine. Enfin Isaure fit apporter une grande machine qui fut reconnue pour la harpe des anciens temps, et, penchée sur cet instrument vénérable, contemporain de ses succès, témoin antique de sa gloire, elle se livra pendant près d’une heure à d’harmonieux épanchemens. Tels étaient le recueillement amoureux de Prométhée, la force toute-puissante de sa vie intime, qu’il supporta sans l’ombre d’une souffrance cette dernière épreuve musicale, qui clouait autour de lui sur tous les visages le sourire douloureux du martyre. Anne, quand il partit, sembla lui donner la poignée de main banale que tant d’hommes avaient reçue d’elle; mais Dieu seul sait les ardens secrets qu’échangèrent en ce moment leurs doigts. Polesvoï avait sur ses traits toute la joie qu’un visage peut exprimer, quand il rencontra sur son passage, devant une colonne, près d’une porte aux draperies relevées, un groupe qui lui rappela tout à coup les trois sorcières de Macbeth. Les trois hommes dont j’ai promis de dire les noms, les trois desservans du culte d’Isaure, — lord Oswald Folbrook, le baron Amable de Clémencin, le comte Tancrède de Plangenest, — serrés les uns contre les autres et comme enlacés, attachaient sur lui des regards étranges. Ces trois têtes parfaitement rasées, entourées de cols empesés d’où elles s’élançaient comme des monstres de leurs conques, surmontées enfin d’une végétation fantastique par des perruques aux anneaux multiples, ces trois têtes avaient tout le sinistre de choses grotesques. Tout en souriant, Prométhée fut saisi d’une frayeur secrète. — Voilà une mauvaise apparition! dit-il. Un sot et vilain enfer se déchaînera contre mon bonheur.